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LES RIBAUD
Dr CHOQUETTE
LES
RIBAUD
UNE IDYLLE DE 37
"Oh ! que tout était grand dans cette époque antique i
Mais le temps, grand semeur de la ronco et du lierre,
Efface le passé d'une main familière,
£t déchire le livre aux endroits les plus beaux 1 "
Hugo.
• • •
MONTRÉAL
EUSÈBE SÉNÉGAL & CI£, Impbimettbs-Éditeurs
20 rue Saint-Vincent
1898
^MS
/ ' -r ■:
Enregistré couforméroent à l'acte du Farlcmont du
Canada, daus l'année mil huit cent quatre-vingt-dix-huit,
par Ernest Choqubttb, dans le bureau du Ministre de
l'Agriculture.
A MON AMI LOMER GOUIN
Membre de la Législature provinciale et du
Conseil de l'Instruction Publique.
// f/ avait tant d' étoiles ce soir-là
^ La montagne estompait si nettement
ses deux énorme:^ mamelons sur r horizon
Jaunâtre ; les berges illuminées — cert
et rouge — défilaient sur le Richelieu en
se berçant si amoureusement sous la
louée du JULIA ; le parfum des pom-
VI Dédicace
miers en fleurs était si odorant ; le sol,
lavé du sang des ancêtres, réveillait à
C esprit des souvenirs si héroïques ; les
échos des luttes d'autrefois renaissaient
d'une manière si vivace ; tout cela était
si grand, si plein de poésie, que vous
vous êtes écrié dans un élan :
— Mon Dieu ! que cest beau votre
pays Mais il y a w/^ roman là-
dedans Pourquoi ne V écrivez-vous
pas ?
Tai répondu :
— Peut-être, cet hiver,
quand viendront les longs soirs oif il y
aura moins d'étoiles.
V hiver est venu ; quelques inspi-
rations avec Elles ont produit mon
premier- né lit té i aire.
Dédicace vu
Puisque vous m'en avez proposé
Vidée, je vous le dédie, en souvenir de
ce bon soir d*été où il y avait tant
d'étoiles.
Dr Choquette
Saint' Hilaire, ce 25 mars 1898.
1
A ** LA HUEONNE ".
Il ne reste plus d'autres vestiges, à
Chambljjdo l'ancienne petite auberge "La
Huronne" qui faisait autrefois le coin
des deux routes conduisant à Longueuil
et à Saint-Jean, que quelques pierres en-
core enkystées de mortier, auxquelles va
se buter parfois le pied distrait du piéton.
2 Les lîibaud
Elle n'dtait pas somptueuse alors, en dix-
huit-cent trente-quatre, la petite auberge !
Mais quand on entendait les chocs des
verres sur le comptoir, les éclats de chan-
sons qui jaillissaient des fenêtres ouvertes,
quand on y voyait les chevaux fumants
arrêtés devant la porte, la cour remplie
d'un va et vient affairé, plein de vie, elle
vous donnait l'illusion du branle-bas d'un
immense hôtel.
Le père Latrcille, toujours important,
empressé, sous son petit bonnet de pro-
priétaire, lui avait fait cette vogue éton-
nante.
Dans ses rapports quotidiens avec les
bureaucrates, les patriotes, les Anglais,
les Canadiens, jamais ce qui lui pénétrait
dans l'oreille n'en sortait. Il était d'une
discrétion de coffre-fort.
Aussi personne ne se gênait do parler
Les Eibaud 3
librement devant lui et son auberge était
ainsi devenue un rendez-vous très couru.
Il y avait déjà des grondements dans
l'air, à cette époque enfiévrée. Les jeu-
nes comme les vieux se sentaient des
élans d'enthousiasme et de liberté. Pau-
vres grands cœurs.
Et à Chambly plus qu'ailleurs, quand
les soldats en caserne défilaient en compa-
gnies triomphales, tambours battant,fusil8
à l'épaule, sabres flottant, si les enfants, se
serrant inquiets et effrayés aux genoux de
leurs pères, demandaient qui l'on voulait
tuer, ils entendaient cette réponse : N'aie
pas peur, va, nous en avons des fusils,
nous aussi.
De ces pères-là qui avaient inoculé à
leurs enfants toute leur âme de patriote,
tout leur courage, . tout leur orgueil de
Français, le vieux docteur Eibaud en était
Les Elbaud
le type le plus ardent comme le plus par-
fait.
Sa beUe tête grisonnante, solidement
plantée sur des épaules encore moins lar-
ges que son cœur, résumait tout l'homme.
Caractère ferme et sans tache, pour le
vieux docteur, donner la main c'était don-
ner le bras, et quand il la tendait grande
ouverte à ses concitoyens Yiger, Lambert,
Fran chère, Gossclin, Boilcau, tous ces
grands cœurs qui s'échauflFaient déjà aux
paroles brûlantes et patriotiques de Papi-
neau, c'était son bras en appui qu'il don-
nait, c'était son aide et ses sympathies.
Ça n'existe plus aujourd'hui, vraiment,
ces vieux gentilhommes sans autre blason
que celui de leur noblesse d'âme. Bien que
jeunes nous sommes déjà apathiques,
anémiés, nos épaules sont faites au joug,
et les belles vertus qui bouillonnaient
Les Rihaud
autrefois chez nos ancêtres ne nous ont
laissé que des scories.
Le docteur Eibaud était veuf.
Il partageait son amour sans borne
entre deux enfants, une fillette de quinze
ans, Madeleine, dont il faisait l'éducation
lui-même, et Gabriel, un charmant garçon
de vingt ans, doublure parfaite, physique
et morale, du père.
Quand le vieux docteur rentrait à son
foyer de courses pénibles chez ses patients
de la campagne au loin, il se sentait heu-
reux et attristé pourtant. Heureux de ces
deux enfants qu'il adorait, qu'il caressait
orgueilleusement, qu'il admirait sans ré-
serve ; attristé auçsi au souvenir de sa
femme, souvenir qui lui mettait souvent
les yeux humides et qu'il sentait encore
voltiger dans sa maison après dix ans de
veuvage.
6 Les Eibaud
Néanmoins, dans un recoin de son cœur,
il y avait aussi place pour une autre ami-
tié ; une vieille amitié sincère et tendre
qui s'était constamment vivifiée avec les
années. C'était celle qui l'unissait au curé
de la paroisse, l'abbé Michaudin,
Vieux comme lui, franc et bon comme
lui, soulageant comme lui les douleurs,
pleurant souvent avec lui auprès des
mêmes misères, partageant parfois le
même siège de voiture dans leurs courses
aux malades, il s'était fait une soudure ad-
mirable et charmante entre ces deux
hommes dans le coudoiement de leurs
vies identiques.
Kien n'arrivait de joyeux ou de triste à
l'un que l'autre n'en fût en même temps
heureux ou affligé.
Les enfants du docteur étaient presque
ceux du curé, et quand celui-là voulait se
Les Ribaud
rendre compte du succès de ses leçons, il
les soumettait à l'examen de celui-ci.
Cette liaison était vraiment touchante.
— Tu sors, Gabriel ?
— Oui, père, si vous le permettez, j'irai
m'amuser un peu chez Latreille.
— Mais, mon Dieu, ne crains-tu pas ?
chez Latreille, c'est chez l'aubergiste ; tu
es jeune, une mauvaise habitude est si
vite prise... tu sais... sois prudent,
— Père, vous avez confiance en moi ?
— Oui, j'ai confiance en toi... sans ça...
— C'est que nous allons simplement
faire une jmrtie de cartes, quelques amis...
Los soldats anglais y vont aussi, et chan-
tent... Ahl ce n'est pas, cependant, que
je les aime plus que vous ne les aimez,
père, mais...
— Mais quoi... comment ?
8 Les Rihaud
— Ah ! je sens bien, va, qu'ils vous font
mal au cœur, ces gens-là... et si jamais...
— C'est bon... tu es un brave... et je
t'aime bien.
Gabriel sorti, le docteur Ribaud songea.
Oui, c'était bien vrai qu'il ne les aimait
point les habits rouges. Son père était
mort en se battant contre eux à Waterloo ;
lui-même avait fait volontairement un
certain stage militaire et il avait reçu une
éducation qui l'avait habitué à regarder
l'Anglais comme un ennemi héréditaire.
Qu'y avait-il d'étonnant à ce que son
fils eût compris d'instinct ces sentiments
intimes.
Et puis, ces cris de liberté, ces appels
patriotiques, ces discours enflammés,
qu'on entendait et qui échauffaient déjà les
masses, surtout dans ce coin de pays,
foyer de dévouement et de patriotisme —
Les Rihaud ^
la vallée du Eichelieu — lui mettaient à
l'œil des éclairs particuliers.
Gabriel avait compris tout ça, avait
hérité de tout ça, de sa bonhomie char-
mante, de son indomptable susceptibilité
d'honneur, comme il avait pareillement
hérité de ses inflexions de voix, de son bon
rire en fusée, jusque de ses tics même que
le vieux docteur reconnaissait avec un
plaisir caché.
Quand Gabriel pénétra dans l'auberge
*' La Huronne," quatre ou cinq amis, —
Gaston de Grosbois, Charles Larocque,
Jules de Martigny, Arthur Ijemieux, —
Tattendaient déjà.
Il était très populaire parmi eux. Son
excellente nature, brave et généreuse, ne
lui attirait partout que des sympathies.
— Je tiens ma revanche, ce soir, dit
gaiement Gaston, Je me sens une veine...
2
10 Les Ilibaud
— Allons, tant mieux... ça nous fait de
la peine, après tout, do te malmener ainsi
tout le temps... un si bon garçon... n'est-
ce pas, Jules ?
— Absolument... aussi nous allons lui
donner une chance, reprit ironiquement
Jules, avec un clignement d'œil...HoI
père Latreille, une demi-bouteille do votre
])etit bleu et les cartes.
Et les amis passèrent dans un compar-
timent latéral.
Ce compartiment, — une petite chambre
bien simple, une table au milieu, un
sofa éventré dans un coin des chaises
— représentait, dans ** La Huronne, "
le lieu des confidences, des conspirations
et des combinaisons secrètes.
On pouvait saisir, aux images suspen-
dues ou collées aux murs, aux caricatures,
aux vieux tableaux accrochés ici et là, bî-
Les Rihaud 11
zarrement, sans symétrie, la légende com-
me le caractère cosmopolite de l'auberge.
Papineau, les cheveux droits sur la
tête, regardait en face le gouverneur
Aylmer ; Nelson, le Nelson de Trafalgar,
un coin de la bouche brûlé et charbonné
par une main impitoyable, tournait avec
mépris le dos à un calendrier de la
Minerve; dans un coin, Mgr Lartigue, à
qui on avait crayonné des moustaches,
gardait une expression sévère et peu en
place dans cette hôtellerie.
A côté et plus bas, une vieille photo-
graphie du premier bateau à vapeur,
^' THudson.'^ Puis, disséminées partout,
peintes de pipes et de bouteilles, des
annonces de bière, de tabac, de rhum, de
Jamaïque des maisons Molson, Beaudry,
Kenault, etc.
Nos jeunes gens, habitués sans doute
12 Les Mibaud
aux décorations bizarres et saugrenues de
la chambre, s'installèrent bientôt sans
cérémonie.
La partie commença, accompagnée de
francs rires, de ces rires de jeunesse si bons
et si beaux, où se peint toute la joie de
vivre sans soucis, sans remords, sans rien.
A côté, cependant, dans la salle prin-
cipale, on entendait des éclats de voix
ironiques, des apostrophes gouailleuses
parsemées de mots anglais.
Les amis prêtèrent l'oreille.
Ce qui faisait ce tapage, c'était l'entrée
en tempête de trois ou quatre soldats,
alors en garnison à Chambly et qui . ac-
compagnés du sous-lieutenant Herbert
Henshaw, avaient obtenu permission d'une
sortie du Fort, pour faire un peu la noce
à **La Huronne," probablement.
— A toi la donne, Arthur.
Les Eihaud 13
— En effet... j*ai six points à marquer,
n'est-ce pas ?
— Mon brave Gaston, tu i^ l'as pas en-
core, ta veine, dit Gabriel,... du moins, ta
veine a de l'athérôme... athérôme, ah !
mon bon, ça te la coupe, ça, hein? étudie
la médecine, tu l'apprendras.
Les amis se mirent à rire.
— Allons toujours... satanés blagueura,
vous verrez à la fin, répondit Gaston.
Pendant que la partie se continuait
ainsi, le tapage, à côté, augmentait, et les
éclats de voix arrivaient alors très nets,
dominant tout le bruit.
C'était le lieutenant, qui, surchauffé,
agitait son sabre :
— Nous sommes les maîtres, ici. Rion ne
bougera, dans Chambly,que si nous le vou-
lons bien permettre... Depuis les plaines
d'Abraham, mes petits agneaux, c'est
14 Les Eibaud
l'aplatissement, l'obéissance pour vous;
à nous le commandement et le respect.
Et il accentua sa tirade d'un coup de
talon insolent.
Le lieutenant Hensbaw s'adressait ainsi
aux Canadiens ahuris, qui n'osaient point
protester.
— Que feriez-vous, d'ailleurs? continua-
t-il avec sarcasme et riant très fort Nous
n'aurions que dix louis à donner à vos
curés pour vous faire excommunier au
premier mouvement et vous tomberiez à
genoux ou à quatre pattes. Ah I que ce
serait drôle !
Quelqu'un répliqua sourdement, mais
pas plus.
Les amis, distraits et visiblement aga-
cés, surtout Gabriel, continuaient leur
partie d'une manière machinale.
La voix d'un soldat reprit :
Les Rihaud 15
— On parle do révolte, de soulèvement;
mais vous n*avez pas seulement une
tête. Ce serait vous faire mettre en bouil-
lie à la première rencontre. Quand nous
aurons besoin de bourres pour nos fusils,
nous nous battrons avec les Canayens ;
nous en ferons du papier mâché.
Puis, le lieutenant de nouveau :
— Qu'est-ce que c'est que 's^tre Cbénier,
votre Papineau ?... des engueuleurs, des
acrobates, des vrais farceurs. Il y a Nelson
peut-être, et encore c'est un Anglais...
Un bon petit coup de canon et tout ça
rentre en terre comme des mulots
Non, pas une tête, pas une cervelle, pas
ça et il fit claquer son index.
— D'ailleurs, on s'embête ici, continua-
t-il, et on aimerait ça de fricasser quelques
petits Canayens Ho 1 père Latreille,
versez-nous à boire.
16 Les Rihaud
Puis, se tournant vers ses compa-
gnons :
— Buvons à la santé de leur grrrrand
Papineau ! Et ils pouffèrent de riro tous
les quatre.
La partie de cartes était tout à fait
interrompue.
Tout à coup on vit Gabriel Eibaud
fouiller précipitamment dans ses poches,
en tirer son crayon, choisir l'as de cœur
dans le paquet de cartes étendues, y tracer
son nom, puis enfilant brusquement dans
la salle, l'œil en feu, tout droit parmi les
assistants :
— Ah ! les Canadiens n'ont point de
tête, lieutenant, eh bien, ils ont du cœur
au moins.
Et, lui arrachant des mains le verre
qu'il se préparait à vider, il lui en jeta
brutalement le contenu à la face.
Les Bihaud 17
— Yoici ma carte, lieutenant, acheva-t-
il, et maintenant, allons, dehors, filez.
Cette action de courage avait subite-
ment réveillé la colère des spectateurs, et,
dans cette transition bête de la peur lâche
à l'audace brutale, tout le groupe de Cana-
diens voulut se ruer sur le lieutenant.
— Non, permettez, messieurs, ceci me
regarde, fit Gabriel avec un grand calme
et en s'interposant dignement.
— C'est une rencontre que vous voulez,
demanda le lieutenant.
— Oui, ou des excuses complètes.
— Alors, tant mieux,... je vais m'amuser
plus tôt que je ne le croyais, reprit-il
encore gouailleur.
— Oh I dépêchez, ou je vous rentre
immédiatement vos injures dans la gorge,
répliqua Gabriel au comble de la colère,
cette fois.
18 Les Rihaud
— Très bien, soyez demain sur l'Ile
Verte à huit heures avec vos témoins ; j'y
serai. Comme j'ai le choix des armes, je
prends le pistolet...
— J'accepte tout, acheva Gabriel.
Il
UN DUEL
Gabriel avait vingt ans.
A cet âge, on ne voit encore qu*à travers
le prisme magique de la jeunesse et tout
ce qui frappe le regard en prend les écla-
tantes couleurs, roses ou vertes, rouges ou
bleues, jamais sombres.
Eien n*est encore venu ternir les rêves ;
20 Les Bihaud
de l'absinthe on n'a point goûté l'amer-
tume, et les larmes qui nous sont parfois
tombées des yeux ont plus souvent été
des larmes de joie que des larmes de
douleur.
Avec l'idée de sa rencontre du lende-
main, Gabriel analysa, pendant cette
dernière nuit,ce qu'avaient été pour lui ses
vingt ans de vie. Il énuméra les tristesses
et les sourires qu'ils lui avaient apportés,
et, appuyé sur sa fenêtre sous le grand œil
de la lune qui le regardait, il constata qu'il
avait souri plus souvent qu'il n'avait
pleuré.
Il se sentit par instant, des frissons
d'épouvante à la pensée que tout ce qu'il
avait aimé pouvait s'anéantir dans un clin
d'œil. C'était si bon de vivre.
Kon, ce n'était point de la lâcheté pour-
tant ; son honneur lui avait tracé un
Les Bibaud 21
chemin dont il ne désirait pas s'écarter et
ce n'était pas pour se dérober non plus à
la pénible tâche qu'il avait entreprise,
qu'il songea longtemps... longtemps.
Que dirait son père ? Avait-il le droit
de le faire souffrir si horriblement ? Et sa
petite sœur... sa pauvre petite Madeleine...
Il pleura.
Il pleura jusqu'à ce qu'il se fit une
torpeur dans son cerveau, et, brisé de fa-
tigues, d'émotions, do sentiments divers,
il s'endormit.
Son sommeil ne fut pas long, mais il
s'éveilla cependant allégé et plus dispos. Il
était déjà six heures. Il se fit une toilette
série Qse, l'egarda froidement ses pistolets
et se dit : allons.
Tout à coup, la pensée de son père le
ressaisit plus violente que jamais.
De s'en aller comme ça, sans un mot
22 Les Rihaud
d'adieu, sans un encouragement, il eut
peur. Il trouva que c'était cruel pour
son père, plus cruel pour lui-même et il
oscilla entre ces deux angoisses : celle de
lui planter en plein cœur, sans préparation
aucune, ces mots : " je vais me battre," ou
celle de ne pouvoir garder de lui au moins
une parole qu'il se répéterait le long de
la route et qui, lui semblait-il, l'aurait
fortifié pour le combat.
Si, en dehors, pour le monde, Gabriel
était un homme, au sein de ce foyer
heureux, il était encore un enfant et il
eut peur de reculer.
Il écouta, rien ne bougeait dans la
maison, et, entrebâillant la porte de la
chambre de son père, doucement, dans la
crainte de l'éveiller, il voulut aller au
moins déposer un baiser d'adieu sur son
front.
Les Bibaud 23
En dépit do ses précautions, lo contact
de ses lèvres glacées tira subitement son
père de son sommeil et, avant qu'il put
s'échapper, il entendit un appel dou-
loureux d'angoisse :
— Que fais- tu Gabriel ?... Que se passe-
t-il ?...Tu ne réponds rien... tu m'épou-
vantes.
— Je venais vous embrasser tout sim-
plement, mon père, et je ne voulais pas
vous éveiller.
— Tu me trompes, Gabriel... Rien qu'à
voir ta pâleur, l'agitation de toute ta per-
sonne, je sens qu'il se passe quelque chose
de grave... Mon Dieu, qu'y a-t-il ?... Je
vais aprendre un malheur... Tu n'as rien
fait de déshonorant, n'est-ce pas ?
— Calmez- vous, mon père ; tant que
votre exemple lui restera, votre fils ne
fera jamais rien dont vous ayez à rougir.
24 Les Rihaud
— Pourquoi, alors, cette sortie matinale
et mystérieuse?... Et puis tes lèvres
étaient si froides en m*embrassant...Mais,
tu pleures... tu souffres... voyons, dis-
moi tout, va... N*aurai8-tu plus confiance
en ton père ?... S'il faut te protéger,
compte sur mon bras, s'il faut te pardon-
ner, compte sur mon cœur.
— Père, on m'a insulté, hier soir, chez
Latreille.
— On t'a insulté, toi,.,, qui?
— Les soldats anglais du Fort, le lieu-
tenant Henshaw en tête. J'ai provoqué
ce dernier en duel... Ton fils a ton sang
et ta haine, vois-tu.
— Les gredins... Et tu vas te battre.
Ah ! je comprends maintenant ; ... mal-
heureux !... une rencontre.
Le vieux docteur était devenu livide en
Les Bibaud 25
envisageant les conséquences possibles de
^ette démarche.
— Ai- je eu tort, dites ? Ils ont sali tou-
tes nos gloires, bavé sur nos compatriotes,
ridiculisé notre courage ; ils ont dit, les
lâches, que nos prêtres se vendaient...
que...
— ^Et toi, qu'as-tu répondu ?
— Moi, je n'ai rien répondu... J'ai sim-
plement souffleté Henshaw, le chef de la
bande, après lui avoir savonné le museau
dans le contenu de son verre... Vous l'au-
riez fait, vous aussi, père, n'est-ce pas ?
— Oui, mille tonnerres ! reprit le doc-
teur, subitement fier... C'était un adieu
que tu venais me faire alors ?.. Car, as-tu
songé que tu peux être tué ?
— Je le sais.
— Tu n'as pas peur de mourir ?
26 Les Ribaud
— Non, j'ai seulement peur do ne plus
vous revoir.
— Avec quelle arme te bats-tu ? Quels
sont tes témoins ?
— Gaston et Jules. C'est pour huit
heures sur l'Ile Verte. L'on se bat au
pistolet.
— Au pistolet ?... Tiens prier, dit sim-
plement le vieux docteur en entraînant
son fils devant le portrait de sa mère où
ils se jetèrent à genoux tous deux.
— Tu as peur de me quitter, dis-tu ; si
tu me perds, prie pour retrouver celle-
là.— Maintenant, va à l'honneur... Usent
tu<5 mon père, peut-être épargneront-
ils mon fils.
Gabriel avait réglé son affaire pour ne
point donner l'éveil à la maison pater-
nelle et il avait été convenu dans ce but
qu'il irait lui-même i-ejoindre ses témoins.
Les Bihaud 27
Le vieux docteur Ribaud, dans un sen-
timent d'angoisse indéfinissable, le re-
garda disparaître à un tournant de la route
et il resta longuement, le regard cloué.
Puis tout à coup, saisi d'une idée subite :
— Comment,... il va se battre,... sans
médecin... s'il était blessé, murmura-t-
il,... j'irai moi aussi.
Il enroula fiévreusement quelques ins-
truments dans sa trousse et il partit, non
ù, la poursuite do Gabriel, mais dans la
direction du presbytère de la paroisse.
Le docteur Ribaud n'avait pas senti
la transition de son enfant à l'âge
d'homme. Pour lui, c'était toujours Ga-
briel, le petit Gabriel qu'il avait bercé
dans ses bras, qu'il avait instruit, qu'il
avait couvé de sa protection constante et
dont il avait fait un gentilhomme et un
chrétien.
28 Les Rihaud
Un père, c'est plus qu*uii homme.
L'homme s'occupe du présent ; le père
regarde l'avenir. C'est dans un intérêt
humanitaire que le père de Gabriel s'était
dit : Sans médecin, s'il était blessé ; c'est
dans une pensée terrible et profonde vers
l'avenir qu'il ajouta : Sans prêtre... s'il
était tué.
Et il était accouru chez son vieil ami,
l'abbé Michaudin.
— Viens, dit-il, en l'attirant brusque-
ment dans sa précipitation, hors la
porte,... hâte-toi.
Il venait de voir déjà loin, sur la nappe
d'eau, — unique dans l'univers par sa
beauté sereine, — qui forme le bassin
Chambly, deux chaloupes qui se suivaient
en creusant parallèlement leur sillon
calme et tranquille vers l'Ile Verte.
— Où m'amènes-tu, interrogea l'abbé î
Les Rihaud 29
— Qu'importe,... il y a peut-être une
âme à sauver.
— Et tu parais t'intéresser beaucoup
au sort de cette âme, je le sens — tu fais
pitié à voir. .Est-on malade chez toi ?
— Grand Dieu I si je m*y intéresse...
C'est la-bas qu'il faut aller, dit-il, en poin-
tant son doigt.
Le bon abbé, sans ajouter un mot se
laissa conduire par le docteur qui le
poussa dans une chaloupe. Il lui sem-
blait qu'il devenait somnambule. Eibaud
empoigna nerveusement les rames dont il
battit Tonde vigoureusement. — Il avait
aperçu deux groupes, à la marche solen-
nelle et recueillie, qui s'enfonçaient con-
fusément sous les arbres de l'île.
Ces deux groupes, c'étaient, l'un,
Grabriel Eibaud, Gaston de Grosbois, Ar-
thur Lemieux, l'autre, le lieutenant Hen-
30 Les Rihaud
shaw, le porte-drapeau Archie Lovell, le
capitaine Percival Smith.
Ils allaient, race contre race, orgueil
contre orgueil, tirer, un contre un, le pre-
mier coup de feu dont Técho grossi et
multiplié devait retentir quelques années
plus tard... cent contre cent, cette fois.
Il n'y avait pas un souffle dans Pair ;
seules les grives et les linottes continuaient
leurs notes gaies et rompaient le silence
majestueux qui enveloppait toute la scène.
Les préparatifs furent bientôt faits.
L'honneur les avait amenés là pour se
battre, pour se tuer peut-être, pas pour
autre chose. Mais quand ces deux jeunes
gens se virent face à face, le pistolet au
poing, prêts à risquer leur vie, quel
sérieux retour dans le plus profond de
leur âme ne durent-ils pas faire ?
Est-ce que Henshaw, loin, à mille lieues
Les Rihaud 31
des siens, ne revit point alors, dans un
éclair, son foyer, son home^ ses compa-
gnons de là-bas, des arbres sur la colline
un coin vert de prairie, une mèche blonde
d'amoureuse?...
Quant à Grabriel, tout lui tourbillonna
dans la tête, non sous le coup de la peur,
sans doute, mais une espèce de vertige lui
déroula à l'esprit tout le tableau si heu-
reux de sa jeunesse et il se sentit une
incontrôlable comme une torturante envie
de crier, d'appeler son père, sa mère... sa
petite Madeleine.
— Etes- vous prêts, messieurs ?
C'était la voix pleine de gravité de
Gaston.
Le lieutenant Henshaw acquiesça de la
tête ; Gabriel répondit fermement : oui.
Gaston reprit, comptant lentement
comme en cadence :
32 Les Rihaud
— Un... deux... trois... feu.
Les deux pistolets s'abaissèrent ter-
ribles et l'on entendit que comme une
seule détonation. La fumée n'était pas
encore disparue que Tnn des combattants
était tombé, Gabriel Eibaud.
Mais, en même temps, à dix pas, un cri
farouche et étranglé avait retenti ; c'était
le docteur lui-même, qui, en arrivant,
venait de voir son fils s'abattre et qui se
ruait à son secours. L'abbé Michaudin le
suivait.
— Grabriel, soupira- t-il, comme pour
l'éveiller, et lui soulevant la tête de ses
mains... Gabriel!
— Mon père, murmura doucement
celui-ci, en remuant à peine ses lèvres où
le sang bouillonnait déjà.
Le bon vieux docteur comprit, à ce
symptôme, toute l'impuissance de son art,
Les Rihaud 33
et se tournant, pâle et défîiit,vers son vieil
ami :
— A toi, Michaudin, c'est à toi de le
guérir, sauve-le.
L'abbé, aussi consterné, aussi défait,
étendit solennellement le bras et fit un
geste de pardon au nom du Christ sur la
tête de Gabriel.
Une minute après, G-abriel expirait.
L'affolement désespéré du docteur fut
navrant.
— Les gredins, hurlait-il, sans cesse...
les gredins... Ils ont tué mon père, ils ont
tué mon fils... et, ramassant le pistolet
qui gisait encore par terre, tombé de la
main défaillante de Gabriel, il le brandit
menaçant au-dessus de sa tête tout en
promenant autour de lui un regard
chargé de vengeance. Et cette phrase
commencée, ainsi achevée dans un geste
34 Les Rihaxid
de provocation voulait dire : mais il reste
encore moi à tuer, et il aurait voulu
s'élancer sur un ennemi qu'il voyait, qu'il
poursuivait.
L'abbé s'interposa une parole de paix
sur les lèvres.
— C'est vrai, dit le docteur, pardonne-
moi, et il se laissa choir anéanti à côté de
son fils.
Ne voyant rien, ne distinguant rien
autour de lui, absolument perdu, il se sen-
tit un instant enveloppé dans un nuage
de brume. Tout ce drame poignant,
accompli dans un clin-d'œil, se continuait
dans son cerveau et l'étourdissait.
Bientôt il se fit un réveil.
Quel tableau lui apparut 1 Et dans ce
tableau, quelle leçon vint le frapper I
D'un côté, son fils, un filet de sang aux
lèvres, étendu, mort; à genoux auprès ce
Les Bîbaud 35
lui, son ami Mîchaudîn ; lui-même, abattu
et suffoquant ; de Tautre, les officiers
anglais, solennels dans leur uniforme,
immobiles, graves, une expression de pitié
sur la figure. Ici, lui et les siens, couchés
ou écrasés; là, en face, eux, debouts et
vainqueurs.
Jl lut toute son histoire dans ce con-
traste et un sentiment mêlé d'orgueil, de
douleur révoltée, l'envahit et le releva.
Il venait de voir en même temps
s'échapper une larme de l'œil d'un des
témoins, le capitaine Smilh, et cette
larme, jaillie sous le coup de cette douce
compassion qui sommeille toujours dans
un recoin quelconque du cœur humain,
• l'avait plutôt offensé :
— Non, pas de pitié, s'il vous plaît,...
cessez vos simagrées hypocrites... j'ai assez
de larmes pour pleurer seul la mort do
36 Les Rihaud
mon fils et j'ai assez de cœur pour le ven-
ger.
Puis, comme tout à fait affolé, il se
penche sur le corps inanimé de Gabriel,
Tenveloppe de chaudes étreintes, lui sou-
pire des mots caressants, le nomme, rap-
pelle : Gabriel!... mon Gabriel !
Hélas ! celui-ci ne lui répond point.
— Michaudin !... Michaudin 1... cria-t-il,
comme dans un appel désespéré au se-
cours, et, au milieu d'un sanglot affreux,
déchirant, il se précipita comme un en-
fant dans les bras ouverts de son ami.
Le lendemain, il ne fut bruit que d'un
pénible accident de chasse arrivé à Gabriel,
et les véritables détails de l'affaire ne se
firent jour que vaguement, confusément,
quelques années plus tard, alors que
l'herbe était déjà poussée sur sa fosse,
dans le petit cimetière de Chambly.
III
BAL CHEZ LE SEIGNEUK
DE EOUVILLE
C'était V6té et c'était Saint-Hilaire ;
été, saison incomparable dans notre pro-
vince où le zéphyr souffle en caresses cons-
tantes ; Saint-Hilaire, coin de pays ma-
gique, embaumé des lilas et des pommiers
en fleurs, où le pied n'écrase que des
œillets et des marguerites.
38 Les Bibaud
Coin de pays jeté par Dieu dans cet en
cadrement fantastique que forment, d'un
côté, le Eichelieu jaseur, de Tautre...
ah ! de l'autre, sa montagne, toujours
verte, toujours belle, toujours parfumée.
Et comme couronnement à cette magie
des choses, un lac, perché à six cents
pieds au creux de collines nombreuses, où
il s'enchâsse comme une émeraude, et
dont il réverbère les longues silhouettes
en clocher des cèdres résineux.
C'est au milieu de ce décor féerique,
sans cesse léché des caresses amoureuses
et plaintives du Eichelieu, en face de la
montagne Saint-Hilaire, que le seigneur
de Rouville, dans son âme d'artiste, avait
fait élever son château.-C'était une cons-
truction gothique, large et majestueuse,
dont l'ensemble se développait au-dessus
des pelouses vertes, des réseaux des allées
Les Rihaud 39
sabléeSjdes haies d*arbustes et des murailles
revêtues de lierre qui longeaient la route
en lacet conduisant au perron lui-même.
A voir la correction irréprochable
de Tagencement des salles, la disposition
de l'ameublement, le fouillis des statues et
des in-quarto immenses à dos de cuir in-
crustés de chiffres d'or, — éparpillés au-
jourd'hui, je ne sais comment, et que Ton
retrouve dans différents foyers, convertis
en jouets aux mains des enfants, — on sen-
tait le tempérament de son propriétaire.
Car c'était un caractère original que
celui du seigneur de Rou ville. Le souve-
nir des fêtes qu'il donnait à cette époque
n'est pas disparu.
Il cherchait par ce moyen à pacifier
ses compatriotes, à masquer, sous les par-
fums répandus des bals, l'odeur de poudre
qui fusait dans l'air, et il conservait ainsi
40 Les Rihaud
8a popularité et des relations amicales dans
les deux camps.
Ses fêtes pouvaient apaiser certaines
aigreurs peut-être entre concitoyens, par-
fois aussi elles les envenimaient. Car
dans la liste des invités, c'était un coudoie-
ment de noms français et anglais et le sei-
gneur de Eouville, avec son cœur français
et ses aspirations de bureaucrate, servait
de point de réunion ou plutôt de contact
entre les deux races qui se surveillaient
déjà avec défiance à cette heure-là, le re-
gard louche.
On retrouvait là, le colonel Weir, les
commandants Campbell, Cooper, les capi-
taines Curran, Smith, tous officiers de l'ar-
mée en état do service à Chambly et à So-
rel. Les Blako, les Patton, les Price, les
Yule frôlaient dans le tourbillonnement
des danses ou aux abords des buffets les
Les Rihaud 41
de Martigny, Cardinal, Franchère, de
Grosbois, de Labruère, Viger, Bibaud, de
Bouchervillo, AUard, etc.
Il s'échangeait là, entre quelques-uns
de ces hommes, des poignées de mains où
il y avait du broiement. Des mots
terribles et gros de sous-entendus
s'échappaient dans la conversation, tou-
jours sur un ton très correct de politesse
et de gentilhommerie, il est vrai, mais qui
causaient des blessures longtemps inou-
bliées.
C'est dans une de ces réunions là que
l'on retrouve Madeleine Ribaud ; réunions
demi-mondaines, demi politiques où les
jeunes dansaient, où les vieux discouraient
sur les affaires du pays, où s'ébauchaient
les mariages dans les salons, où s'ourdis-
saient aussi les plans de campagne dans^
les boudoirs.
5
42 Les Ribaud
Ce n'était plus la petite Madeleine dont
nous avons déjà parlé. C'était maintenant
une ravissante jeune fille grande et belle
que les regards émerveillés suivaient
instinctivement au passage, tant il y avait
de majesté, de grâce naïve en même temps
dans toute sa personne.
Il planait quelque chose de mystérieux,
d'ailleurs, quelque chose d'inexprimé à son
endroit, et, dans le frôlement des invités,
un sentiment d'indéfinissable sympathie
l'accueillait partout et s'attachait à elle.
Pourquoi ? Je l'ignore.
Peut être, était-ce dû à sa qualité d'or-
pheline, à l'accident qui lui avait enlevé
son frère et qui avait soulevé tant de
suppositions. Peut-être aussi aux attaches,
aux soins jaloux, à la garde constante et
sublime qui l'avait doublement faite la fille
de son père. Et puis qui sait ? le docteur
Les Ribaud 43
Ribaud était d'origine française, le nom
de son père était inscrit sur les monu-
ments qu'on élève aux héros morts pour
leur pays; tout ça réuni pourrait expliquer
probablement cette sympathie générale.
Et ce fut le même sentiment d'admira-
tion qui accueillit Madeleine à son entrée
au bras de Gaston de Grosbois.
— Vous me paraissez toute rêveuse,
Madeleine ?
— Moi, rêveuse ? Allons, nous avons
assez de la réalité sans recourir aux rêves,
il me semble. Mais, pourquoi me dites-
vous ça, Gaston ?
— Mais tout simplement parce qu'à
votre âge, on ne doit penser qu'à rire ; il
sera bien temps, allez, plus tard, d'envi-
sager les décevantes perspectives de la
vie... Pourquoi passez- vous dans le bal
le regard perdu, pourquoi dansez- vous
44 Les Bibaud
comme sous le coup d'un ennui pénible ?
car, c'est vrai que vous avez Fair toute
chose ce soir, Madeleine.
— Vous êtes bon physionomiste, cousin,
savez- vous ;... vous êtes plus sérieux et
plus perspicace que vous ne le paraissez.
— Non,... seulement, j'ai vécu, j*ai
vieilli, voyez vous ; j'ai sondé plusieurs
cœurs de femmes, ils sont tous pareils, au
même accord, et tous les orchestres et
fanfares du monde ne sauraient faire assez
de bruit pour en étouffer chez elles les
premiers battements d'amour... et il bat
fort, votre petit cœur, ce soir, Madeleine.
— Vous êtes singulier, Gaston, et vous
dites des choses... reprit-elle en riant.
— C'est bon, riez, j'aime mieux ça, mais
je lis quand même à livre ouvert...
Voyons, acceptez mon bras;... écoutez
quel gentil motif de valse,... ça vous donne
Les jRibaud 45
une démangetle aux talons... Et ils tour-
billonnèrent tous les deux parmi les cou-
ples enlacés, sous les candélabres flam-
boyants de la grande salle du château de
Eouville.
Elle dansa longtemps, Madeleine,comme
pour s'étourdir et chasser de son esprit
une idée obsédante. Est-ce que Gaston
aurait diagnostiqué juste ? Y aurait-il du
vrai dans son badinage irioflfënsif ?
Elle se laissa tomber tout à coup, épui-
sée, des perles de sueur aux tempes, dans
un large fauteuil.
A côté, une dame âgée, qu'elle salua
gentiment d'un joli sourire, soutenait, avec
un jeune homme en uniforme, une conver-
sation jugée sérieuse au pli songeur qu'elle
lui mettait au front. Alors, cessant brus-
quement le dialogue, la dame se tourna
vers Madeleine :
46 Les Rihaud
— Mademoiselle Eibaud, permettez-moi
de V0U8 présenter monsieur le capitaine
Percival Smith.
Le capitaine se leva gracieux et fit un
salut profondément respectueux à la jeune
fille.
— Je n'avais pas eu l'honneur de vous
être présenté, ajouta-t-il, mais j'ai tant
entendu parler de vous, do monsieur le
docteur votre père, qu*il me semble que je
vous connais depuis longtemps.
— J'en suis agréablement flattée, mon-
sieur, reprit Madeleine.
— Oui, vous êtes une vieille connais-
sance,... voyons... depuis... oui, cela devait
être en mai, vous rappelez- vous ? —
non, vous ne vous rappelez pas, suisje
stupide ! — une parade militaire que nous
avons faite par les rues du village?...
Vous étiez là- bas, sur un bout de trottoir,
48 Les Ribaud
pas pu la lutiner sur la rêverie ennuyée
qu'il avait remarquée il y a un moment
chez elle. Car chez ces femmes si vite
abattues aussi vite relevées, dont le cœur
vibre à la moindre émotion, il s'établit un
courant instantané entre leur état d'âme
et leur physionomie.
Et l'on n'aurait plus reconnu la Made-
leine de tout à l'heure en la voyant re-
prendre, enjouée, une petite moue gamine
au coin des lèvres :
— C'est bien charmant, ce que vous me
dites là ;... je suppose bien également que
vous n'avez entendu que de bons propos
sur le compte de mon père et sur le mien,
aussi, n'est-ce pas ?
— Ah ! sans doute... je n'aurais pas
permis qu'il en fut autrement, d'ailleurs.
— Vraiment !
— Mais oui... En doutez- vous?
Les JRibaud 49
— Je ne sais, moi... Dans tous les cas
c'est très aimable de votre part.
— Pas autant que do la vôtre, néan-
moins, car savez-vous qu'il me semble
que le bal me paraît plus gai, l'or-
chestre plus entraînant depuis que le
hasard vous a mise à côté de moi... Est-ce
que vous répandez toujours ainsi le
bonheur en gerbes autour de vous, made-
moiselle ? Je le trouvais terne tantôt ce
bal, je m*y sentais maussade et comme
vous l'avez tout à coup ensoleillé.
— C'est singulier, j'éprouvais la même
sensation ; j'y étais pareillement ennuyée ;
maintenant
Elle s'arrêta subitement.
Et tous deux, gênés, mal à l'aise, res-
tèrent longtemps sans trou ver un mot à
ajouter, pas le moindre petit mot.
Les femmes ont mieux que les hommes
50 Les Eihaud
le talent de cacher le fond de leur âme et
Madeleine dans un effort, se composant
une figure indifférente, reprit au bout
d'un instant, comme ça, en l'air :
— Yous l'aimez votre métier de soldat,
n'est-ce pas ?... Ce doit être si gai vos
courses à cheval, vos parades, votre tir à
la cible...
— Oui, beaucoup, mademoiselle. — Ah I
mais ce n'est pas pour sa gaieté, cepen-
dant, que je Taimo. Croyez- vous que ce
soit vraiment gai de se sentir perdus
comme nous le sommes, loin des nôtres,
parmi une population où souvent nos noms ^
anglais deviennent un épouvantail.
— Vos noms,... comment ?
— Ça ne vous fait pas peur, à vous,
parce que je m'appelle Percival Smith, et
vous comprendrez un jour, trop tôt peut-
être, combien je dois vous en remercier,...
Les Bibaud 51
mais pourtant d'autres... Oh ! non, cène
sont point les parades, les exercices qu'il
faut aimer, mademoiselle, c'est le devoir...
c'est son pays...
Une voix fit écho dans le boudoir de
droite qui fit tressaillir Madeleine ; elle
répétait :
— C'est le devoir avant tout c'est son
pays qu'il faut aimer.
Quelqu'un reprit :
— Aimer son pays ?... Croyez- vous que
ce soit véritablement aimer son pays et
sa race et sa famille et son foyer, que
d'aider un mouvement qui ruinera son
pays, qui affaiblira sa race, tuera sa fa-
mille, brûlera son foyer ?
— Il y a de ces nécessités, parfois.
— Et vous croyez que c'est du pa-
triotisme?
52 Les Ribaud
La voix monta :
—De patriotisme, s'il vous plaît, n'en
parlez point. Il y a deux noblesses, avec
blason et sans blason ; il y a aussi deux
patriotismes, avec le pouvoir et sans le
pouvoir, avec le gouvernement, et sans le
gouvernement... J'aime mieux le dernier,
moi.
Il se fit un silence. Puis la même voix
continua :
— Des aplatissements, des écrasements
de dos, ça peut assouplir les muscles, mais
ça disloque les organes.
— Je tiens, cependant, docteur, qu'a-
vec" ces quatre-vingt-douze résolutions "
on nous mène droit à une échauffe urée, à
un désastre.
— On ne mènera que ceux qui veulent
avancer, pas ceux qui reculent, monsieur
de la Broquerie.
Les Rihaud 53
Celui-ci répondit :
— Tout le mouvement est déjà percé,
troué, branlant sur trois pattes. Croyez-
moi : la division, les rivalités n'ont jamais
rien édiâé de solide... Les plus lancés
dans l'insurrection se sont déjà dérobés ;
voyez Cuviliier, Quesnel, Bédard et d'au-
tres encore... Moi, si je croyais au mou-
vement, j'en serais.
— Quel âge avez- vous ?
— Quarante ans.
— Moi, j'en ai soixante et deux. J e touche
d'un bout à l'indépendance américaine ;
je compte bien atteindre l'indépendance
canadienne de l'autre ; ce n'est pas trop
pour une vie. On n'y croyait pas alors
non plus au succès ; mais Lafayette y a
cru, Eochambeau y a cru ; s'ils avaient '
Washington, nous avons Papineau,... et
voyez la différence, on se battait là, de la
54 Les Ribaud
même raco, de la même langue, de la
même foi, tandis que nous...
— Il y a des Canadiens pourtant qui...
— Ah ! non, par exemple, interrompit
la voix sonore du docteur Eibaud, pas ce
blasphème, je vous prie... Dieu ferait
éclater leurs fusils dans leurs mains... Il
y aura bien assez des soldats anglais avec
leurs habits rouges, allez...
Percival avait tenté, à différentes repri-
ses, de renouer son entretien avec Made-
leine, mais le dialogue du boudoir voisin
coupait à tous les mots, en bribes de
phrases distraites et sans suite, ses ten-
tatives de conversation. Les voix s'en-
fonçaient malgré lui dans son esprit et y
éparpillaient en désordre ses idées.
Avec sa connaissance des hommes et
des choses du pays à cette époque, il avait
tout de suite saisi la signification politi-
Les Eibaud 55
que de la discussion. Madeleine, naïve et
confiante, tenue en dehors de ces détails,
était plutôt intriguée en elle-même par
la voix de son père, et se demandait
simplement ce qu'il disait.
Les deux interlocuteurs avaient cessé
de parler. Au bout d'un instant, mon-
sieur de la Broquerie ajouta gravement,
avec un sous-entendu :
— Je comprends, pour voue c'est autre
chose, et je vous admire ;... vous êtes
blessé là, au cœur, et vous n'avez pas en
médecine de remèdes à cette maladie-
là...
Le vieux docteur soupira. L'autre re-
prit :
— Mais pour ceux qui sont atteints à
la tête ou ne sont pas atteints du tout, il
y a l'or, il y aies places, les honneurs,...
vous verrez.
56 Les Rihaud
— C'est bien, nous verrons, acheva le
docteur Ribaud, en se levant ; mouve-
ment qui amena sa solide stature droite
et majestueuse dans Tencadrement de la
porte du salon, où, dans la pâleur gardée
de rémotion de la discussion, elle prit
l'apparence d'une statue.
Il promena un regard chercheur sur
les couples de danseurs qui ondulaient en
cadence,et,apercevant sa fille, assise à côté
de l'officier, il s'avança vers elle :
— Qu'est-ce que cela signifie? Made-
leine. Tu entends ces beaux accords et tu
ne sautilles point un peu ? serais-tu déjà
fatiguée ?
— Mais, mon père, je n'ai pas fait
vœu de remplacer le mouvement per-
pétuel... Je converse avec monsieur
le capitaine Smith,... que je me fais un
plaisir de vous présenter.
Les Bibaud 57
Le docteur le salua poliment en ajou-
tant une banalité quelconque, puis il re-
prit :
— Il rae semble que j'aurais lajkntaisie
d'essayer mes vieilles jambes, et, si mon-
sieur le permettait, je t'offrirais mon bras
pour un tour de valse ; veux-tu accep-
ter ?
— Comment, mon père, avec vous ?
Ah I que je suis contente. Vous voulez
bien, monsieur Smith ?
£t tous deux, Madeleine, la figure
rayonnante, fière de son père comme du
plus beau cavalier, lui, également orgueil-
leux de sa fille, s'élancèrent légèrement
comme deux jeunes amoureux heureux
d'afficher leur amour et de le crier bien
fort aux passants quelconques du che-
min.
Ce fut un murmure presque religieux
6
68 Les Ribaud
d'admiration sincère qui les accueillit et,
un à un, les couples s'arrêtèrent pour les
regarder, émus de la beauté de ce spectacle
chaii:mant : un père qui danse avec sa fille ;
cheveux blancs et cheveux blonds.
Seul, Gaston, en voyant Madeleine s'é-
loigner de l'offîcier anglais au bras de son
père, s'était murmuré : — je m'en doutais
bien, moi.
Non, Gaston n'était pas seul, Percival
Smith aussi avait dit :
— Je le savais :
ly
JOUENAL DE MADELEINE
Le lendemain du bal chez le seigneur
de Eouville, Madeleine s'était levée
souriante, un petit pli de satisfaction aux
lèvres.
Et seule, tout en peignant ses cheveux,
ajustant ses pantouffles, parfumant son
mouchoir, dans le va et vient de sa toi-
60 Les Bibaud
lette, elle repasse les divers incidents de
la soirée.
Elle se surprend parfois le regard fixé
comme devant un visage qu'elle épie, ou
Toreille tendue à une interrogation qui ne
vient pas et subitement saisie d'une joie
gamine elle lance au plafond sa brosse à
dent, une serviette qu'elle rattrape en
sautillant.
Elle s'amuse, se complaît dans ses
propres distractions, les prolonge à plaisir
et met un temps infini à relever simple-
ment une mèche rebelle de cheveux.
Elle entend bien une voix intérieure qui
lui dit : mais vite... oh ! donc, Madeleine,
es- tu folle ce matin que tu ne te hâtes point
de descendre prendre ton café avec ce bon
vieux père que tu adores si fort et qui
t'attend sans doute ?... Et en même temps,
une réplique ajoute : Mais non, va douce-
Les Rihaud 61
ment Madeleine ; c'est si gai ces idées qui
te trottinent dans la tête, c'est si joli ce
petit motif de valse que tu chantonnes,
c'est si gentil ce bout de moustachette en
croc, si agaçant aussi ;... va doucement
Madeleine, tout doucement...
-—J'entendais avec étonnement mon
vieux François, pendant qu'il attelait à la
charrette l'autre jour, qui disait du père
Latreille : " Il parle au diable." — Je com-
mence à croire que, réellement, il y a des
hommes qui parlent au diable... — Gaston,
par exemple. Qu'est-ce qui le fait ainsi lire
à travers mon cœur ?... Car c'est vrai que
j'étais d'abord rêveuse et ennuyée à ce
bal... Pour un rien je me serais mise
à bouder .. Si j'avais eu neuf ans, ça
y était, mais à dix-huit ... Je l'aime
bien pourtant, Gaston ; il est si dévoué,
si bon, mais voilà, il est trop curieux et
62 Les Bibaud
puis il me regarde toujours avec un si drôle
d'airdans ces réunions-là !... — Il me de-
vine trop, ça m*agace... Je suis certaine
qu'il connaît tous mes secrets,ce garçon-là.
Madeleine se parle ainsi, seule, et tout
en faisant ces réflexions, tapote un oreiller,
pousse du pied sous le lit un bout de
savate qui pointe, enlève un flacon qu'elle
remet distraite à la même place, un instant
après, se surprend aux mains une jupe
quelconque dont elle ne sait que faire.
Et toujours la petite voix suggestive
qui lui souffle : doucement, Madeleine, va
lentement, bien lentement. . . et lui jette
en terminant des fragments de phrases :
" vous rappelez- vous... commandement...
parade militaire... 17 mai"
A ce dernier souvenir, Madeleine, peut-
être pour quil ne s'échappe point et con-
tinue à bourdonner agréablement dans
Les Rihaud 63
son esprit, va pousser hermétiquement la
porte de sa chambre ; elle prend une
petite clef brillante à cordon rose et blanc,
ouvre un vieux secrétaire, en tire quelques
liasses jaunes de journaux cassés aux
pliures, des romans, et en dessous le
dernier, un gros cahier de parchemin qui
s'ouvrit de lui-même, à une certaine page
comme par ressort, tant la place en était
bien marquée.
D'abord employé à la tenue des
comptes du docteur, on y lisait dans les
premières feuilles des noms de patients
morts ou encore vivants, suivis de
chiffres... des louis, des francs... entre-
mêlés d'expressions pharmaceutiques ou
médicales. Puis, abandonné je ne sais
pourquoi, Madeleine lui avait à son tour
confié ses pensées les plus cachées en en
faisant son journal.
64 Les Rihaud
Il s'était ouvert à la date du deux no-
vembre 1835. Mais novembre, c'est si
triste, que Madeleine glissa par dessus
les feuillets pour s'arrêter à la date du 17
mai. Elle relut :
17 mai 1836.
Comme tu es lourd, aujourd'hui, mon
gros cahier jaune. Est-ce les idées que je
trace qui te donnent ce poids ? Est-ce ma
force plutôt qui décroît ? Non, ce ne sont
pas là les raisons, n'est-ce pas ? je n'ai pas
su te prendre, voilà tout, dans ma hâte
de te parler, je suppose.
C'est que j'ai un joli secret à t'appren-
dre ; j'ai vu les soldats du Fort : tu sais
ces grands soldats qui traînent dos cara-
bines, des baïonnettes, des sabres, ils font
peur de loin ;... de près, ils sont gentils,
jolis garçons, les uns blonds, les autres
Les Rihaud 65
bruns Et habillés comme ça en costume
rouge, dans T uniformité régulière de la
marche, ils vous ont un petit air pimpant
et fier très agréable.
Ils paradaient en corps aujourd'hui à
travers les rues ; ils tournaient à gauche,
à droite, avec un cliquetis de baïonnettes,
sous les commandements du capitaine :
forward... shoulder arms... right about
turn...
C'est ça qui m'a le plus effrayée, les com-
mande m ents.-Brrr... si ce n'eût été la jolie
moustache du capitaine, sa voix ferme et
sonore, ses éperons qui tintinnabulaient
sur les cailloux du chemin — je me serais
enfuie... —Mais, je no me suis pas enfuie.
Je voudrais bien connaître son nom, au
capitaine...
Un moment.j'ai eu envie de le lui deman-
der ; je n'avais qu'à ouvrir la bouche et
66 Les Eibaud
lui dire : Beau capitaine, va, si tu savais
comme je te trouve charmant, tu m'ap-
prendrais bien ton nom ; car il s'est trouvé
à quatre pas de moi.
Je suppose même qu'il a eu envie, lui
aussi, de mo le dire, car en s'en allant
derrière sa compagnie, il s'est retourné
deux fois, et je suis certaine qu'il m'a re-
gardée.
Tu ris de ça, toi, mon gros parchemin,
et tu secoues tes feuilles épaisses f^our que
je ne parle pas de pareilles balivernes...
mais je t'en conterai bien d'autres, va, j'y
compte bien aussi, car que veux-tu que je
te dise autre chose ?... je ne te parlerai
toujours pas d'histoire de France.
J'ai raconté ça à papa^ ma promenade
et ma rencontre des soldats anglais ; je
lui ai dit combien je les avais trouvés
gentils, pas effrayants du tout. Mais papa
Les Ribaud 67
est trop sérieux, lui ; et mes histoires, ne
l'ont pas amusé du tout... D'ailleurs, il les
a vus tant de fois, ces soldats.
2 juillet, 1836.
J'arrive du cimetière, où je suis allée
répandre des fleurs, des prières et des lar-
mes sur les deux tombes qui y dorment
pieusement et qui contiennent ce que nous
avions de plus cher au monde. Mon père,
en triplant son amour, sa protection, sa
tendresse, remplace maintenant pour moi
ces deux disparus.
Pauvre père, lui qui m'accompagnait
pour que je sois forte, pour essuyer mes
larmes, il a bien pleuré et c'est moi qui
l'ai consolé.
Je vais ainsi en pèlerinage avec lui,
chaque année, à pareille date. C'est l'an-
68 Les Bibaud
niversaire du triste accident qui a emporté
notre cher Grabriel. Ni l'un ni l'autre, nous
ne Toublions. Je prépare deux bouquets,
l'un de pensées, l'autre de myosotis, et
nous allons.
Quatre ans, c'est déjà loin, et, dans ma
jeunesse, bien des choses, mal retenues ou
incomprises, ont pris une forme indécise
et vague ; mais aujourd'hui, par cette
matinée sans soleil, l'image de Gabriel,
son image de jeune homme beau et vi-
goureux, m'est apparue aussi vivante et
aussi nette que lorsqu'il me portait dans
ses bras, me tenait son regard si doux
sur le mien... oh ! mais si vivante que
jamais je ne l'avais vue ainsi, même la
veille de sa mort, où il m'avait si
longuement conté son bonheur et ses
ambitions naissantes.
J'ai revu son expression de figure d'une
Les Rihaud 69
infinie tendresse ; j'ai reconnu le charme
de sa voix, et les inflexions intimes, fami-
lières, enfantines aussi qu'il prenait par-
fois, sont venues bruire doucement à mon
oreille. J'ai bien entendu qu'il me chu-
chotait tout bas : Sois bonne, Madeleine,
prie souvent devant le portrait de notre
mère pour que tu viennes la retrouver, toi
aussi, et, surtout... et sa voix prit ici un
timbre de petit enfant, doux et tendre,
•comme pour me faire une caresse,... et
surtout, ne fais jamais de peine à papa.
Je me suis retournée vers mon père,
pour voir s'il l'entendait, lui aussi, cette
voix... il était à genoux, à quelques pas
plus loin, à côté de l'abbé Michaudin.
Il est bien bon, notre vieux curé, et
comme papa, je l'estime et je l'aime. L'an
dernier, à pareil jour, il est aussi venu
nous rejoindre; il a versé sa part de
70 Les Rihaud
larmes, apporté sa part do fleurs, et sa
part de prières a peut-être été la meilleure.
Dors en paix, Gabriel, ta petite Made-
deleine t'a bien entendu et t*obéira, va I
25 Novembre, 1836.
C'est déjà l'hiver.
— Oui, l'hiver pour sûr, mademoiselle,
m'a dit notre fidèle François, ce malin,
pendant qu'il se frottait les doigts au-
dessus des fourneaux de la cuisine,... ça
pince.
— Carillon n'est pas gelé, je suppose,
dans son écurie ; ni Séné, ni Jalap ?
— Oh I non, mademoiselle, si vous les
voyiez... ils ont plus chaud que moi.
Carillon, c'est mon vieux cheval. Papa
l'appelle ainsi en souvenir d'un combat
Les Rihaud 71
célèbre, — ^j'ai déjà vu ça dans mon histoire
-- où les Anglais ont battu les Français, à
moins que ça ne soit les Français qui aient
rossé les Anglais, je ne sais plus. Quant à
Séné et Jalap, mes deux chiens, c'est moi
qui les ai baptisés ainsi en l'honneur du
métier de médecin... métier de chien!
comme dit souvent papa, quand il part au
loin pour des courses épouvantables, dans
la boue, la neige, les tempêtes affreuses.
Si l'on n'avait pas notre vieux curé et
Gaston pour faire une partie de cartes au
coin du feu, ce serait bien monotone, nos
veillées d'hiver. Mais quand le poêle ron-
ronne en lançant ses pétillantes fusées, et
que nous sommes installés tous les quatre
autour de la table, quelles délicieuses
petites soirées nous passons. Mon vieux
curé joue partenaire de mon père ; il s'as-
sied dans son fauteuil, toujours le même,
•72 Les Rihaud
sa tabatière à gauche, son mouchoir à
droite. Et comme son petit œil fin cli-
gnote, surtout quand il a de Patout ;
comme il s'épanouit, le menton sursau-
tant, les boutons de sa soutane en feu
sous les bons coups qu*il fait.
Moi, je joue avec Gaston ; puisqu'il me
devine si bien, je suppose qu'il doit aussi
deviner mon jeu. Ça n'y paraît pas, ce-
pendant, car nous perdons presque tou-
jours.
C'est la Sainte-Catherine, aujourd'hui,
la fête des vieilles filles de mon pays.
Sapristi ! j'ai failli faire une bêtise.
En entrant, ce soir, pour sa partie
habituelle, Gaston, avec son petit regard
fouilleur qui me rentre dans l'âme et me
fait avouer justement tout ce que je vou-
drais cacher, m'a attaquée comme ça :
Les Bihaud 73
— Dis, Madelon, ce n'est pas encore ta
fête aujourd'hui ?...
— Ma fête ?... mais je n'ai que dix-huit
ans... Suis-je déjà vieille fille ?
— Non, pas encore, mais ça viendra.
Qu'en dites-vous, monsieur le curé ?
L'abbé reprit en riant :
— Madeleine, vieille fille?... Faudrait
donc que tous les petits Canayens des en-
virons aient perdu la tête ou soient aveu-
gles... C'est bon pour vous, Gaston, parce
que vous êtes son cousin et que la dispense
coûte si cher, acheva-t-il en éclatant de
rire tout à fait.
Je repris moi-même, un peu rouge et
fâchée du ton gouailleur de Gaston :
— Des petits Canayens, comme vous
dites, monsieur le curé, si vous saviez
combien j'en pourrais avoir... Et une buée
de sabres, de galons dorés, d'éperons, avec
74 Les Eihaud
un beau capitaine au milieu, voltigea de-
vant mes yeux.
Gaston la devina, la vit flotter, sans
doute, cette buée imperceptible, car il
ajouta avec une arrière-pensée prête à
s'échapper de ses lèvres :
— On ne peut pas tous être des officiers
en habits rouges, vois-tu. Et il prit en
même temps une expression de figure si
étrange, si navrée, si triste à voir que
tous nous en ressentîmes le contre-coup^
et la partie de bézigue, d'ordinaire si
gaie, se traîna péniblement entre le ton
songeur de mon père et l'air distrait du
curé.
Je crois que j'ai été méchante.
Les Bihaud 75
28 Novembre, 36.
Ce sont les Français qui ont battu les
Anglais, à Carillon. Je Tai demandé à
mon père, au dîner.
— Saperlotto ! m'a-t-il dit, crois-tu que
sans ça j'appellerais mon cheval Carillon ?
Et du geste indigné dont il voulait ap-
puyer sa conviction, il a renversé sa tasse
de café.
7 Janvier, 37.
Je connais son nom, maintenant, à mon
capitaine. Il s'appelle Percival Smith.
C'est par un pur hasard que je l'ai appris.
Je suis allée rendre visite à madame de
Montizambert, et la bonne vieille, qui a
quelque peu la' manie des projets de ma-
riage, m'a parlé d'une foule de jeunes
76 Les Rihaud
gens... Ça lui vaut même une certaine
vogue, à cette chère dame, auprès de
quelques-unes de mes amies.
En la questionnant, je l'ai si bien em-
brouillée, que j'ai découvert que mon
capitaine s'appelait Percival Smith... Quel
joli nom !
Elle avait l'air narquois, en me le disant.
Serait-elle assez maligne pour soup-
çonner les émotions de mon cœur ?
Elle a ajouté : Il vous connaît, lui ; il
sait qu'on vous nomme Madeleine...
Tiens, je ferme mon journal ; je vou-
drais bien rêver un peu
14 Février, 37.
Tu as dix-huit ans, m'a dit mon père,
aujourd'hui, dans un de ces moments
d'entretien enjoué, presqu'enfantin, que
Les Rihaud 77
nous avoDs souvent à cette heure déli-
cieuse où ce n'est plus le jour et où ce
n'est pas encore la nuit.
A cette heure-là, j'irais souffler les bou-
gies jusque chez le voisin, tant je trouve
charmant de voir danser dans les coins
cinquante ombres, cinquante visions fan-
tastiques et, tout en jasant familièrement,
de mettre des visages aimés dans chacun
des vieux cadres qui ornementent... est-ce
bien le mot ?... les murs de mon boudoir.
Papa m'a prise dans ses bras ; il m'a
bercée longuement, comme à mes dix ans,
me roulant dans ses caresses les cheveux
autour de ses gros doigts, et nous avons
causé... causé.
J'ai bientôt compris qu'il désirait sur-
tout savoir ce qu'ils me conseillaient, mes
dix-huit ans.
— Pas grand chose, mon Dieu ! lui
78 Les Eibaud
ai-je dit, dont je puisse rendre compte.^
excepté, peut-être... mais bah ! ça ne vaut
pas la peine d'en parler.
Et comme il paraissait y tenir, me
disait des phrases folles pour m'encoura-
ger, multipliait ses calineries de père pour
m'amener à vider mon cœur devant lui,
j'ai cédé.
Le contenu n*en était pas gros, pas
lourd, non plus... tu le sais bien, toi, mon
gros cahier, qui le cache tout entier sur
un petit coin grand comme ça de tes
pages. Papa s'est d'abord mis à rire, puis
il est devenu sérieux, si profondément
sérieux et songeur que, m'enveloppant
dans un regard d'une affection infinie, il
resta comme perdu dans un monde de
souvenirs lointains
Ce sont mes dix-huit ans qui lui ont
sans doute fait peur; la crainte qu'un
Les Eihaud TS
jour il ne me suffise plus. Mais c'est donc
vrai qu'un autre amour puisse germer
dans mon cœur à côté de celui que
j'éprouve pour lui !
Mon Dieu I j'en ressens cette secousse
glacée qui nous saisit en face d'immenses
abîmes entrevus sous les pieds.
Madeleine en eut les yeux pleins d'eau
de cette lecture, qui l'entraînait de page
en page, dans tous les petits recoins,
chaque tréfonds oublié de son âme, de cette
lecture où elle plongeait un i-egard crain-
tif et recueilli comme si elle eut soulevé la
dalle d'une tombe. Chaque point et chaque
lettre lui apparaissaient maintenant gros-
sis, et tout l'inexprimé qui était resté
en suspens entre les lignes, suivant les
indécisions de sa jeunesse, et, plus tard,
dans sa gêne même de confier au papier
80 Les Blbaud
ses si intimes sentiments, s'éveilla douce-
ment dans son esprit.
Elle demeura longtemps immobile, dis-
tinguant, dans une reculée lointaine, les
grands ormes du Fort, un petit canot à
voile blanche balancé sur le Bassin; 'en
face, un lourd chariot attelé de bœufs qui
roulait sans bruit sur le chemin rocail-
leux, comme sur de la ouate. Silence au de-
hors, silence au dedans, plus rien, le vide.
Et elle revint de loin, d'infiniment loin,
quand elle se leva pour glisser son rideau
de fenêtre au-devant de ce grand soleil
chaud de printemps, dont les rayons
brillants jouaient depuis longtemps sur
son front et lui éblouissaient les yeux
sans qu'elle s'en aperçut.
Elle se rassit, pourtant, piît sa plume
et, à son journal encore ouvert devant
elle elle ajouta une page.
Les Ribaud 81
5 Juin 37.
Percival Smith... Percival... Smith...
Per.,.ci...val... Smith.
Moi, jo l'appellerai : Percy, tout court...
plus tard. Des noms, ça s'abrège... Peut-
être qu'il m'appellera Madelon, lui...
Bah î suis-je folle un peu, voyons:
Voilà un pauvre garçon que j'ai vu trois
fois, à qui j'ai parlé une fois et pour qui je
me tourne la cervelle sans plus de façon ;
car c'est se tourner la cervelle, n'est-ce
pas, ce que je fais là ?
Je les ai tous repassés, ou à peu près,
les jeunes gens de ma connaissance. Pas
un n'a eu ce sourire si bon, si loyal qui a
accompagné le respectueux salut qu'il
m'a fait en me tendant la main... — une
main sans rudesse, polie au contact de son
8
82 Les Bihaud
épée et qui doit si bien protéger, il me
semble.
Tous les autres m*ont répété comme
ça : " Enchanté de faire votre connais-
sance...'* ''charmé de vous rencontrer..."
'* très heureux de vous voir... " et un tas
de banalités niaises et plates bégayées
par Adam au paradis terrestre, quand
Dieu lui présenta cette pauvre mère Eve,
et réchauffées depuis par tous les nigauds
de tous les temps et de tous les pays.
Lui, rien de ces fadaises, mais une jolie
phrase sans prétention, pleine de cordiale
sincérité et si douce.
Comme il a gardé souvenir do tous les
détails de notre première rencontre de Pan
passé, c'est singulier; je les ai retenus, moi,
parce que je les avais écrits, mais lui...
Ça m'a fait bien plaisir de danser avec
papa ; ça lui arrive si rarement de s'aban-
Les Rihaud 83
donner aussi complètement à la joie 1 . . . Un
vrai regain de vie et de gaieté l'a repris
au bal hier soir, lui a redonné ses vingt
ans, effacé ses rides, rendu la souplesse de
ses jambes et me l'a fait voir tel que je me
le représente parfois à son âge d'amour et
de jeunesse. Mais ça m'a bien fait un peu
de peine de quitter le capitaine Smith.
Quand le reverrai -je maintenant ? Si
encore
Oh l la paresseuse fille
Qui s'habille
Si tard un Jour de moisson.
C'était une fin d'ode de Victor Hugo
que le vieux docteur venait de lire en re-
production sur Le Libéral et que, d'en
bas, du pied de l'escalier, il adressait iro-
niquement à Madeleine.
Celle-ci ferma son cahier^ l'enfouit pré-
84 Les Ribaud
cipitamment dans son secrétaire dont le
tiroir poussé en hâte fit toc... et son cœur
fît toc aussi à Madeleine.
Puis quand elle eut tout fermé, cœur,
cahier et secrétaire, la paupière encore
gonflée de sommeil tirant un bras en-
gourdi, Madeleine descendit dire bonjour
à son père.
DES VIEUX AMIS
— Bonsoir, curé.
— Bonsoir docteur.
Et les deux amis échangèrent leurs cor-
diales poignées de mains.
Le plus souvent on entendait ces bon-
soirs successifs chez le docteur.
Vers sept heures, le vieil abbé s'en
86 Les Rihaud
venait en trottinant, sa soutane relevée à
cause de la neige en hiver, en été, à causes
des plantes sauvages qui bordaient la
route de leurs tiges étendues et Tem-
barrassaient.
Il frappait d'ordinaire légèrement deux
coups à la porte du cabinet du docteur,
entrait familièrement et disait : bonsoir les
amis. Il renversait son large chapeau
rougi, amputé d'un gland et tout effiloché,
sur un bocal vert étiqueté ; Pulvis Rhei,
puis furetait sans gêne parmi les livres,
derrière les fioles oubliées, dans les recoins
de la bibliothèque en quête du dernier
numéro du Libéral,
Ça le connaissait si bien d'ailleurs tous
ces fauteuils vieux comme lui, la jDharma-
cie dont il pouvait de mémoire donner
l'ordre des bouteilles avec leurs étiquettes
latines, ces anciens tableaux dévernis à la
Les Rihaud 8*7
poussière des années revus chaque soir,
que tout ça était presque devenu sa pro-
priété à lui et il en usait sans façon.
Ce soir là, cependant, ce fut le docteur
qui alla chez le curé,
— Et tu crois comme ça que la condam-
nation peut nous venir de ceux-là même
qui devraient nous absoudre et nous
bénir ?
— J'en ai peur.
— C'est bien ce que tu nous a fait pres-
sentir ce matin dans ton sermon. Et toi,
que dis- tu ? que penses-tu ?
— En tant que prêtre ?
— En tant que prêtre.
— En cette qualité, je prêche Tévangile
de paix. Jésus Ta dit plus haut et plus
fort que personne ne saurait le faire ;
Fax vobiscum. Les siècles ont répété sa
88 Le% Bibaud
parole, les peuples Tont mise dans leur
code, rhumanité tout entière Ta approu-
vée, j'y crois. Mais prêcher la paix co
n'est pas prêcher la lâcheté.
— Je t'approuve, Michaudin.
Seul à seul, ces deux hommes se tu-
toyaient, s'appelaient de leurs noms, tout
court, et dépouillaient ainsi leurs entre-
tiens de tout mot qui leur semblait inutile.
Pas d'apparat entre eux, ni contmnte, ni
manifestation superflue de respect mu-
tuel. Leur estime n'était pas dans les mots
mais dans leur cœur et leur pensée.
— Comme curé, je prie pour la paix,
comme citoyen et patriote, je prie encore
pour la paix, mais j'ajoute : " Bon Dieu de
Chambly, prenez mes paroissiens sous
votre haute protection, faites qu'ils aient
de bons fusils, qu'ils tiennent leur poudre
bien sèche, leurs bourres toutes prêtes.
Les Ribaud 89
ils se tireront bien d'affaire ensuite. Ainsi
soit-il '*... Je base ma prière sur la légende
du bon Dieu de Chemillé... Tu la con-
nais?
— Non, quelle est-elle ?
— Tu ne connais pas la prière du
brave curé de Chemillé... le curé de Che-
mille qui dépose à terre, sur une touffe
de fougère, le Viatique qu'il porte à un
malade, pour flanquer une raclée à un
mécréant qui lui barre sa roule ? ** Bon
Dieu de Chemillé, dit-il tu vois ce que ce
païen me force de faire ; sois sans crainte,
j'ai les bras solides ; reste bien tranquille
à regarder la bataille et ne sois ni pour
ni contre. Je me tirerai bien d'affaire."
— Elle est charmante, ta légende... Ce
curé-là devait être un patriote.
— Oui ; mais ajoute qu'il avait les poi-
gnets solides et qu'il croit pouvoir deman-
90 Les Rihaud
der à son petit bon Dieu de Chemillé,
couché sur la fougère, de n'être ni pour
ni contre. Hélas ! vous me paraissez si
faibles à côté des soldats anglais du Fort,
des Casernes— ils ont chacun un fusil
eux... que je demande, moi, à mon bon
Dieu de Chambly, qu*il soit pour vous et
qu'il vous protège.
— Ton évêque demande qu'il soit con-
tre...
— Du haut de la chaire, oui. Peut-être
fait-il comme moi et qu'il. . . — le vieux curé
baissa la voix... - et qu'il vous approuve,
au fond, qui sait ?
— N'importe, on peut toujours se faire
tuer, n'est-ce pas? Des hommes, ça se
remplace ; la liberté, Thonneur, non pas.
Quand on façonne à une raco un carac-
tère servile et bas, qu'on l'habitue à se
courber sous les Fourches Caudinesàtoos
Les Bibaud 91
les tournants des routes, il me semble que
nous sommes responsables devant la pos-
térité, devant Tavenir... devant Dieu,
peut-être ; moi, je le crois.
Le docteur se leva, la taille haute et
grandie de tout Tenthousiasme qui Ten-
flammait ; il se campa droit devant son
ami, comme s'il eut voulu le provoquer, et
continua :
—Pourquoi sont-ils ici, eux, là, sous
nos yeux, s'assouplissant les muscles à
Texercice, s'habituant au tir à la cible ?
Pourquoi cet entraînement ?. . .Pour mieux
tuer les nôtres. Et Ton est témoin, nos
enfants, toi, moi, de ce spectacle, et Ton
voudrait...
Il eut un geste qui indiquait le réveil
subit d'une pensée qui dormait. Il reprit :
— Détroits nos journaux, bafouée la
justice, vendus ou achetés les juges, en
92 Les Ribaud
prison les nôtres, dépouillés les prêtres,
les tiens, au cimetière, dans leur fosse, les
miens...
— Eibaud, interrompit le curé, derrière
le nuage qui attriste, il y a toujours
l'étoile qui réjouit.
Le docteur continua sa pensée inache-
vée.
— Les miens... les miens, mon père,
mon fils, ils me les ont pris morts... c'est
bon, je les donne à ma race, à mon pays...
Il me reste encore une fîllo, Madeleine...
celle-là, mon Dieu,j'ai peur qu'ils ne mêla
prennent vivante.
Et un ressaut de poitrine le secoua
comme d'un hoquet, si violemment, qu'il
retomba assis sur son fauteuil.
Il se fit un silence pesant sur les deux
interlocuteurs.
Les Ribaud 93
L'abbé eut une expression de figure
qui interrogeait.
— C'est vrai... tu ne sais pas, toi... c'est
la seule chose que je ne t'aie point dite,
peut-être, reprit le docteur... Ça me faisait
horreur... Imaginerais-tu ça, moi Eibaud,
moi Français, avoir des petits-fils qui ne
seraient plus ni Eibaud ni Français, qui se-
raient Smith et Anglais?... Ma fille aime...
— Le capitaine Smith...
— Tu le savais ?
— Je le savais.
— ^Et tu ne m'en a point parlé ?
— Non... M'en as-tu parlé, toi ?
— Moi, je suis son pèro et je n'osais,
— Moi aussi, je suis son père et je pleu-
rais.
Il se fit un nouveau silence.
Seul, quand on discute ou raisonne ces
situations, aux questions que Ton se pose
94 Les Rihaud
on trouve toujours un argument triom-
phant. Plus rinterrogatoire qui se fait
alors dans le cerveau est serré, plus on
cherche une réplique adroite, sophistique
ou autre.
Le docteur Hibaud s'était trouvé sou-
vent, depuis quelques mois, face à face
avec le problème qui se posait entre son
cœur de père et «on orgueilleux patrio-
tisme de race, et toujours il avait cherché
à en éluder la solution, se leurrant lui-
même de ses propres mensonges... Peut-
être se trompait-il ?... Il aimait tant sa
Madeleine.
Mais là, devant Tabbé qui avouait tout
connaître, — c'était donc évident, alors,
que Tamour de Madeleine pour Percival
Smith existait, — il eut à envisager une
réalité bien définie, et cette réalité lui
apparut terrible.
Les Bihaud 95
Le docteur Eibaud avait connu à ses
vingt ans ce qu'était l'amour, il en avait
senti les chaînes si douces et si fortes à
la fois, c'était ces chaînes qu'il voulait
rompre ; il avait lui aussi pleuré h pro-
pos d'un mot, d'un rien, c'était des larmes
semblables qu'il pensait à réveiller chez
Madeleine; il se représenta le broiement do
cœur qu'il aurait enduré autrefois, si on
l'eut séparé en pleine floraison d'amour
de celle qu'il avait si profondément aimée,
c'est ce broiement qu'il lui faudrait opérer.
Et chez qui ? chez sa fille.
Et, comme en face d'une catastrophe
imminente, le coude sur le genou, le front
dans les mains, il songea.
L'abbé Michaudin l'interpella.
— A quoi songes-tu, docteur, mon
ami ?
— Je sonde la profondeur d'un abîme.
96 Les Ribaud
... Ecoute, Michaudin, je vais te dire
quelque chose d'affreux ; je vais te le dire
comme en confession, ainsi tu seras obligé
de me pardonner. Ecoute, il me passe
des idées de crime parfois dans la tête ;
je rêve de le tuer, de Tempoisonner, lui,
pour en arracher du cœur de ma fille
jusqu'à son nom. Je regarde mes poisons,
je les mesure de l'œil, je les secoue dans
leurs flacons,... il faut si peu d'acide prus-
sique, si peu d'arsenic, et je juge la quan-
tité nécessaire. Je la marque du doigt
sur le verre de la bouteille... Il en fau-
drait si peu... si peu... et ce serait si facile
quand je vais au Fort,... s'il était malade,
une bonne fois.
— Es-tu fou, Eibaud, lui cria le curé,
comme pour le réveiller ?
— En effet, je suis fou.
— Voyons, mon ami, il ne faut plus que
Les Eibaud 97
je le vois avec ces idées épouvantables.
Tu me fais de la peine. Je ne crains pas,
sans doute, que tu les mettes à exécution,
mais que tu les aies seulement, n'est-ce
pas affreux ?
— Pardonne-moi. Michaudin,... je te
Tai dit que c^était affreux.
— Tu as plus besoin de pitié que de
pardon... Quand je vois un vieil ami
comme toi, dont la conscience toujours si
droite se sent envahie par de telles pen-
sées, je ne lui pardonne pas, je le plains.
— Mais qui donc est plus à plaindre
que moi ?
— Plus... je rignore j mais autant, je
le sais bien, c'est moi.
Et une fois de plus ces deux amis sen-
tirent combien l'affection qui les liait était
grande et jusqu'à qu'elle profondeur ils
étaient frères.
VI
JOURNAL DE MADELEINE
6 juin, 37.
Mon gros cahier, causons. Tu m'ë-
coutes bien. Tu ne me contredis pas,
jamais tu ne révèles mes secrets... Ta
fais bien d'ailleurs, car je te déchirerais
en miettes si tu allais me trahir. Yois-tu,
je te conte tant de choses.
Les Rihaud 99
Je viens de relire la page que je t'ai
confiée hier ; tu ne saurais croire l'efiet
que ça m'a produit. Voyons, c'est bien
moi qui en ai tracé chacune des lignes, et
hier, ce n'est pas loin ; eh ! bien, c'est
comme si tu les eusses répétées à une par-
faite étrangère ; Madeleine est devenue
une inconnue, ainsi que Percival, et j'ai
joui de leur histoire comme d'une fiction
de roman.
Pourtant, c'est bien la mienne et de
moi cette histoire ; j'en suis toute heu-
reuse quand je me le représente.
Je me dis : Madeleine, c'est moi,
Percival, c'est lui, et toutes les agréables
émotions que j'ai ressenties alors me re-
viennent au galop.
Je terminais en me demandant : Quand
le reven'ai-je ? Je me le demande encore
aujourd'hui. Nous nous sommes séparés
100 Les Ribaud
en échangeant un '* au revoir " qui en
disait gros de désira inexprimés... Au
revoir... mais quand ? mais où ? Je n'irai
toujoura pas le relancer dans le Fort, par-
mi les canons, les tourelles, les ponts-
lévis, et je crains beaucoup qu*il n'ose pas
affronter le regard sévère de mon père.
Il est pourtant bien bon ce pauvre
père ; ce n'est pas lui, oh ! non, par exem-
ple, qui voudrait en aucune manière con-
trister le cœur de sa Madeleine. Pour rien
au monde, non plus, sa Madeleine ne vou-
drait lui faire du chagrin.
Vous aimeriez ça, vous, être canti-
nière ? Il a prononcé sans façon canti-
gnière, mon vieux François, et son petit
œil narquois me reluquait en dessous ou
en dessus.
— Que veux-tu dire ?
Les Bihaud 101
Il s'éclata de rire tout simplement, en
esquissant un haussement moqueur d'é-
paules.
— C'est que je ne te comprends pas du
tout, mon canaillon de François, re-
pris-je.
— Bien, oui, c'est joli les costumes de
canfi^mères,... une petite jupe courte...
rouge ; un petit képi... rouge... comme
ceux des soldats, vous savez ; un bidon au
côté ; toutes les jeunes filles aiment ça...
— Mais encore, pourquoi ça te vient-il
cette idée bizarre ?
— C'est une imagination, quoi... Et il
s'est sauvé, sans ajouter rien de plus,
porter la ration de Carillon.
Bon, faut-il que j'aie le nom de Percival
Smith imprimé au long au milieu du
front pour que tout le monde se permette
de me taquiner à ce propos. Gaston,...
102 Les Ribaud
papa, — car il se doute do quelque chose
aussi lui, — aujourd'hui, c'est François...
Non, imprimé, ce n'est pas assez ; il
faut que Percival y soit photographié de
pied en cap. Tiens, je vais m'examîner
dans ma glace
J'ai eu beau m'écarquiller
les yeux, je n'ai lîen vu et je me Huis sim-
plement mise à rire en cherchant, en face
de mon miroir, à me découvrir une em-
■
preinte quelconque sur le front.
N'empêche que ça m'agace à la fin;
et si Percival n'a point dévoilé ses senti-
ments, je vais bientôt ouvertement affi-
cher les miens. Après tout, puisque tout
le monde paraît le savoir, hein ?
Les Rihaud 103
7 juin 37.
Par la poite, en passant, j'ai aperçu,
tranquillement assis dans sa chambre,
mon vieux François qui lisait le journal
de papa.
Ça me tentait îovt de lui parler, do le
questionner sur les traits moqueurs qu'il
m*a lancés hier.
Une folie m'est venue.
Tout doucement... tout doucement, à
pas de loup, je me suis approchée, et dans
son dos, j'ai crié : Brrr...
François a cru que la maison croulait,
car il a fait un bond... sa pipe d'un côté,
son journal de l'autre.
Tout autre se serait fâché un peu, mais
lui... Sa surprise passée, il s'est mis à rire.
D'ailleurs, c'était une gaminerie que je
104 Les Eihaud
voulais lui faire. Ça l'amuse toujours
ces folies-là.
— Ça me reporte, m'a-t-il dit déjà, à
votre âge d'enfance, à ce temps joyeux,
où, comme à mes anciens jours de maître
d'école, je vous apprenais à lire sur les
feuilles de gazette, sur les vieux livres
dont je vous expliquais les images, à vous
et à Gabriel... M'en faisait-il alors... ce
pauvre petit Gabriel...
Ce bon François, il n'en peut parler
encore sans tristesse. En me disant ça,
je voyais trembler ses lèvres d'émotion.
Alors je n'ai pas osé revenir sur notre
conversation d'hier.
Commencé en riant, notre entretien
menaçait de se terminer en pleurant.
— C'est bon, continue ta lecture,
François, lui dis -je et je suis repartie le
cœur gros.
Les Rihaud 105
19 juin 37.
Je viens de voir pour la première fois
papa en colère, mais là une vraie colère.
Il est entré furieux, parlant haut, avec
une dizaine d'hommes également très ex-
cités. Je n'ai reconnu que M. Franchère,
M. Viger ; les autres étaient tous des
étrangers. Il y en avait un qu'ils appe-
laient docteur, qui jetait des mots durs,
frappait du poing sur la table, sur les
murs ;... j'en tendais le cliquetis des bou-
teilles de la pharmacie
Il y avait également un autre homme,
grand, robuste, à stature de héros ; ses
cheveux grisonnants, relevés drôlement
sur le sommet du crâne, lui faisaient une
figure originale... J'ai pourtant vu sou-
vent cette tête-là quelque part. C'est le
seul qui paraissait calme ; quand il parlait,
10
106 Les Rihaud
tous les autres cessaient leurs éclats de
voix et écoutaient ; c'était comme lo chef.
Tout à coup, j'ai entendu: "les gueux,"—
c'était la voix de M. Viger— ...'• lesguoux,
je leur aurais passé leurs sabres à travers
le corps, s'ils n'avaient pas cessé leurs
criai lleries."
^— Yiger, vous êtes un brave, reprit,
je crois, l'homme à la chevelure relevée en
faisceau sur la tête, je vous dois d'avoir
pu être écouté aujourd'hui... N'importe,
l'assemblée aura son bon effet... La popu-
lation commence à comprendre que nous
luttons pour deux idées que tous les habits
rouges réunis ne sauraient étouffer : la
justice et la liberté.
Les autres l'approuvèrent.
La voix monta et reprit plus haut,
comme sous l'invasion brusque d'un flot
do pensées. Je l'entendis clairement :
Les Rihaud 107
— Non, plus d'entraves, plus de presse
bâillonnée, plus de juges achetés, plus de
mépris, plus d'esclaves, plus de joug.
Assez d'aplatissements comme ça ; non,
plus de joug.
Les autres approuvaient toujours. La
voix continua :
—Nous avçns de notre côté le droit,
plus fort que le droit, la justice, plus fort
que la justice, l'équité, avec ces trois
massues, brandies par le bras puissant du
peuple, nous broierons tous ceux qui se
mettront contre nous.
Mon père ajouta : Très bien.
Puis ce fut un renouvellement d'apos-
trophes, d'interpellations qui se croisaient
en tous sens. Les uns approuvaient, les
autres désapprouvaient. Des calculs, des
projets, des plans étaient un instant com-
battus, plus tard acceptés, et vice versa.
108 Les Ribaud
Et toujours le poing du monsieur inconnu
qui faisait danser les fioles.
J'en ai tiré suffisamment pour conclure :
affaires politiques.
Car on en parle de ce temps-ci de poli-
tique. Ce n'est que bureaucrates,
patriotes, Dosrivières, Papineau, etc..
Tiens, j'y reviens, mais c'est lui Papineau
que l'on écoutait tantôt si religieusement.
Ce doit être un grand homme.
Mais ils ne l'ont pas écouté aussi reli-
gieusement à ce qu'il paraît à l'assemblée
publique que les patriotes viennent de
tenir en face de l'église. Les soldats l'ont
souvent interrompu... Ah ! pas mon
Percival j'en suis bien certaine, il est trop
gentilhomme pour ça ; d'ailleurs, il n'est
pas soldat, lui, il est capitaine.
Les Ribaud 109
2Ï juin 3Ï.
Sainte Madeleine, ma patronne, priez
pour moi.
C'est la supplication intérieure qui
m'est montée aux lèvres instinctivement
ce matin, car le danger n'était pas très
grand.
Quand j'ai vraiment peur, je crie : mon
Dieu I
Non, en y réfléchissant, je reconnais
qu'il n'y avait pas de danger. Si je
n'avais pas été dans la charrette, j'en
aurais pouifé de rire tant ce devait être
drôle de voir Carillon, mon vieux Carillon,
avec ses dix-sept ans, son nom glorieux,
son plumet de crinière en Pair, s'emballer,
le mors aux dents, fuyant comme un
peureux le bruit des tambours, et entrai-
110 Les Eihaud
nant derrière lui François embrouillé dans
les guides et la cantignière..» tout le régi-
mont, donc.
Mais voilà, j'ai dit : Sainte Madeleine,
priez pour moi, et sainte Madeleine, m'a
ménagé une petite aventure pour laquelle
je la bénirai tout le temps de ma vie.
C'est évident que tous les saints du
paradis s'intéressent à nous... Comment
expliquer la chose autrement.
Je viens de raconter que Carillon a pris
subitement peur ; c'est un roulement de
tambour qui lui a fait ainsi perdre la tête.
Je l'avais bien un peu perdue moi-même,
quand je vis un militaire voler à mon se-
cours, saisir Carillon d'un bras vigoureux
à la bride et le clouer sur place.
Sainte Madeleine, tu savais bien qui tu
m'envoyais. Ah ! je n'aurais pas empêché
les autres de me tirer du danger, mais
Les Bihaud 111
sauvée par Percival c'est être sauvée deux
fois.
J'en fus toute secouée et de peur et
d'émotion en sa présence. Lui était très
pâle, les lèvres agitées, sans pouvoir pro-
noncer un mot. C'était à moi de parler,
à moi de remercier ; j'y mis toute la fer-
veur de mon âme et je tirai du fond de
mon cœur, de ce tréfonds qui ne s'ouvre
que pour exprimer l'inexprimable, des
phrases que je ne saurais jamais retrou-
ver.
— Permettez, s'il vons plaît, répondit-
il, que j'aille vous reconduire ; votre che-
val n'aurait qu'à prendre peur de nou-
veau. C'est très prudent. Et par excès
de protection i)our moi, par désir aussi
peut-être de ne point perdre l'occasion
de continuer l'échange de nos sentimenta-
lités, — je l'espère du moins^ — il enjamba
112 Les Rihaud
lestement les ridelles de mon charreton,
laissant sa compagnie toute débandée au
commandement du lieutenant, et s'assit
à mon côté.
Mon vieux François, qui n'aime pas
beaucoup les militaires, je ne sais pour-
quoi, gêné et resserré dans un coin par
les longues jambes du capitaine, grogna
bien un peu, mais moi je me serais ainsi
rendue au Labrador.
Nous sommes retournés lentement,
orgueilleux, comme sur un char triom-
phal, et j'avais des tentations de crier
aux passants : Voyez comme il m'aime.
Car je n'en doute plus maintenant, il
m'aime autant que je l'aime.
En me révélant une à une ses pensées
et ses actions depuis notre rencontre au
bal, il m'a laissé lire dans sa conscience
et j'y ai reconnu chacune de mes pro-
Les Ribaud 113
près pensées et de mes propres actions^
comme si mon âme eut été Técho de la
sienne, comme si nos cœurs n'eussent eu
qu*un seul battement.
J'ai vu sur ses lèvres Tofifre de tous les
sacrifices, de tous les dévouements... ces
choses-là, on ne les imagine pas, on les
voit.
2 juillet, 3Ï.
Nous avons fait notre pèlerinage an-
nuel aux tombes de nos chers morts^
l'abbé Michaudin, mon père et moi. Les
rosiers sont en fleurs, les fougères re-
verdies. 11 me semble que leur âme est
passée dans ces plantes.
Je n'ai pas ressenti l'impreesion dou-
loureuse et lugubre de l'an dernier ; j'ei>
11
114 Les Rihaud
ai été consolée et attristée en même
temps. Consolée... car ces émotions me
bouleversent péniblement et j*ai été heu-
reuse de ne les point éprouver j attristée,
. . . car je me suis demandée : est- ce que
tu oublies, Madeleine ?
Non, va, je n'oublie point.
12 août, 3Ï.
Il est venu, oui, venu.
Comment a-t-il bien pu savoir que c'é-
tait ma fête ? C'est ce que je cherche.
Que ça m'a donc secouée, quand je l'ai
aperçu en ma présence, presque timide.
...J'ai fait : Ah !... non de surprise, mais
de joie, de douce émotion, de cette émo-
tion qui ne déchire pas le cœur, mais qui
le berce, l'endort et l'emporte dans des
Les Rihaud 115
béatitudes infinies où Pon se sent mourir.
Je savais qu'il viendrait néanmoins.
Je n'ai pas voulu te le dire, l'autre
jour, mon gros cahier ; sais-tu que je me
suis même défiée de toi ? J'ai craint jus-
qu'à ton mutisme.
Dans une arrière-pensée d'amour-pro-
pre, je n'osais, point m'exposer à la
honte d'avoir à me rappeler mon invita-
tion dédaignée, d'avoir peut-être à la re-
lire encore une fois sur tes feuilles avant
de les déchirer.
Car tu aurais toujours été là, avec tes
grandes pages jaunes qui s'étalent comme
par ressort, à me dire : vois, regarde...
oh 1 la belle invitation, refusée... ratée...
ouitche ! pas plus de Percival que ça.
Tu m'en aurais donc fait des niques du
€oin de tes feuilles ridées et pointues.
Mais je m'en moque maintenant de tes
116 Les Eihaud
niques et je t'écris en grosses lettres, à
coups de pinceau :
Je l'avais invité.
C'était trop triste aussi, notre sépara-
tion. Si tu nous avais vus.
L'angelus était sonné ; le canon du
Fort avait fait entendre son coup du
midi et cependant Percival était toujours
là, avec des feintes de départ remis, des
mouvements de recul, des mots inache-
vés, à ajuster des lambeaux de phrases
qui ne disaient rien et qui disaient tout.
Puis, regardant là- bas, loin, bien loin, la
tête en arrière pour refouler deux larmes
dans ses yeux débordants :
— Bonjour, madc.moiselle, — j'ai cru
qu'il dirait, Made...leine, — a- t-il achevé
brusquement.
Alors moi, j'ai repris timidement :
Les Bihaud 117
— Au revoir, monsieur... et plus bas,
en roulant un brin d'herbe sous le bout
de mon soulier... Vous reviendrez...
Je ne Tai point regardé, car j'avais
les yeux baissés et humides aussi, mais
je savais bien qu'il m'avait entendue.
Et il est venu.
C'est une drôle de chose que l'amour.
J'y pourrais rêver toute la nuit sans
en rien comprendre. Depuis une heure,
je songe, le regard perdu ; je lève le bras
pour moucher ma bougie, je plonge avec
ravissement mes narines au milieu de ce
gentil bouquet do fête qu'il vient de
m'apporter, — des roses, des pensées, des
marguerites, des œillets — et c'est comme
si j'étais somnambule, je ne vois rien, je
n'entends rien.
Oui, c'est une singulière chose.
j
> j
118 Les Bibaud
L'autre jour, nous nous sentions des
tristesses infinies, une torturante envie de
pleurer comme des fous tous les deux, au
milieu du chemin, et ce soir c'était la
joie, le bon rire, la folle gaieté; c'était
le bonheur, c'était la vie.
J'aime éperdument la musique, lui pa-
reillement, et Ton m'aurait fouettée pour
me faire toucher seulement une note.
Une autre harmonieuse et douce musique
m'a bercée mieux et plus suavement que
toutes les mélodies de Chopin. Cette
musique ne résonne jamais sur un cla-
vier métallique ; c'est sur les fibres du
cœur qu'elle vibre... C'est là, là seule-
ment qu'est toute la lyre.
Je l'ai questionné longtemps : Depuis
quand il était à Chambly, s'il s'y ennuyait,
si son père était mort, sa mère... si
c'était difficile ses études militaires, pour-
Les jRihaud 119
qaoi il s'était fait soldat, s'il aimerait ça
la guerre...
Lui aussi m'a longuement interrogée,
ses yeux sur les miens : Comment Graston
était mon cousin, de quoi était mort Ga
briel, quelle amie j'estimais le plus. Puis
d'autres questions pleines de sousenten-
dus charmants, des confessions qu'il m'a
faites, des aveux réticents, des détails
intimes où je sentais toute la tendresse de
sa sympathie, et puis encore d'autres
épanchements de cœur qui nous atti-
raient, — sans désir comme sans force de
nous y soustraire, — dans un remous où
je me sentais heureuse d'être submergée...
Mais je n'irai pas te raconter tout ça,
mon bon cahier.
—Déjà I... a-t-il dit, en entendant mon
coucou qui s*entêtait à sonner dix heures
en ondulations tristes ; et il était si sin-
120 Les Bihaud
<îère, ce ** déjà, " instinctivement poussé
sous le coup de son étonnement désap-
pointé, que j'en fus presque joyeuse. Les
minutes, les heures, si tôt passées, il ne
les avait donc pas plus que moi senties
s'enfuir à tire-d'aile.
— Déjà dix heures, dites-vous? maïs
c'est si tôt dix heures... la lune est belle...
le grand chemin si large, et puis, des
militaires, ça n'a pas peur, n'est-ce pas ?
— ^Non, ça n'a pas peur, — et il eut un
soupir, — mais ça obéit. Dix heures, c'est
le couvre-feu du Fort qui sonne; c'est
l'heure du sommeil. Voilà la discipline.
— Mon Dieu, pour obéir si bien, il faut
que vous sachiez admirable ment comman-
der... Quand vous aurez une place de
oantinière libre dans votre compagnie,
repris-je en riant, vous savez...
Mais lui n'a point ri. Une expression
Les Bibaud 121
navrée se répandit sur toute sa figure et,
d'un ton singulier de pitié douloureuse
pour moi, il ajouta :
— Non, demandez à Dieu de n'être
jamais cantinière dans la deuxième com-
pagnie du troisième bataillon, vous le
regretteriez tant ; et, comme pour éviter
une explication, en hâte aussi d'être à son
poste, il me dit un *'au revoir" où je sentis
passer toute son âme.
Je suis restée debout, le nez aux vitres,
conservant encore fixée dans mes yeux
son élégante silhouette longtemps après
qu'elle eut disparu derrière les grands
ormes de la route.
— Allons ! me dis-je, et je me suis arra-
chée avec l'effort qu'on fait pour briser
une chaîne.
122 Les Eihaud
18 Août, 3t.
Je ne sais pourquoi, depuis quelques
jours, je me sens gênée, comme sous Top-
pression d'avoir commis une faute, en
présence de mon père.
Je guette constamment sur ses lèvres,
où je la vois voltiger, une question, une
allusion quelconque ; mais elle ne vient
pas. C'est comme si je lisais dans sa figure
faussement indifférente un reproche ca-
ché dont je cherche en vain Texplication.
Mon Dieu, qu'y a-t-il ?
Ai-je mal fait ? Je me perds à trouver
une raison à sa froideur feinte.
Parfois, je me sens prise d'épouvante ;
j'imagine des choses impossibles \ j'en-
trevois des dessous terribles que je sonde
et d'où je voudrais tirer la réalité... et je
Les Rihaud 123
reste toujours en présence d'un mystère.
Mon père... Percival...
Et pourtant oui, il y a quelque chose
d'inconnu entre ces deux hommes.
VII
LA CHANSON DU POU
Enroulée, entortillée dans sa mante,
par ce soir sec et froid qui fixe déjà un
duvet de frimas aux vitres, aux branches
des arbres, Madeleine se promène sans
savoir, allant et venant d'après un mou-
vement automatique, sur la vérandah de
la demeure de son père.
Les jRibaud 125
C'est par un besoin de réfléchir sérieu-
sement, de rentrer en elle-même, loin du
bruit, qu'elle s'est ainsi retirée à l'écart.
C'était bien beau, aussi, cette soirée
sereine d'automne, si calme, que les cas-
cades frémissantes répandaient au loin
leurs gazouillis d'enfants, si limpide, que
le clocher de Péglise, les grands ormes,
les murs crénelés du Fort, piqués ici et
là, de lumière et d'ombre, clairs-obscurs
superbes, découpaient chacun leur archi-
tecture spéciale sur l'horizon jaunâtre.
Avec, là-bas, en perspective, les berges
ancrées, les goélettes immobiles transper-
cées de leurs grands mâts comme d'une
lance en plein cœur.
Vraie décoration théâtrale, qu'on eut
dite prôte à se mouvoir et à se transfor-
mer sous les fils secrets d'un machiniste
d'opéra.
126 Les Bibaud
Mais que faisait, à la vérité, ce tableau
tant de fois revu, à la rêverie de Made-
leine ?
Elle jetait bien, de temps à autre, son
regard sur les lourds bastions du Port,
parce qu'elle désirait mettre un nom, une
figure aux ombres incertaines qu'elle
voyait passer et repasser derrière les
fenêtres ; mais ce nom et cette figure
étaient bien autrement vivants et réels
dans son cœur, et tout existait autour
d'elle sans plus l'intéresser.
Elle le disait tout bas, ce nom, elle lui
parlait ; cette figure lui souriait et il se
fusait dans son âme un interrogatoire si
tendre, si joyeux, où les réponses ne con-
tredisaient jamais, qu'un petit frisson, de
bonbeur bien plus que de ce soir froid
de novembre, la secouait tout à coup
agréablement.
Les Rihaud 12*7
Puis c'était encore des rêves fous, des
effrois aussi qui l'oppressaient soudaine-
ment, des suppositions fantastiques qu'elle
imaginait ingénument dans son âme de
dix-huit ans.
Qui n'a pas pareillement rêvé ? Qui n'a
point ressenti cette étrange ivresse ? Qui
n'a pas aussi connu le poids de cette
oppression plus lourde à porter que le
rocher de Sisyphe I Oui, pas un vingtième
printemps qui ait échappé à cette four-
naise.
Tout à coup, une voix la tira de l'abîme
où elle était plongée. Une voix discor-
dante et criarde qui s'en venait du Fort
sur la cadence d'un pas sonore sur le
chemin rocailleux.
En se rapprochant, elle se fit plus
nette, laissant mieux saisir le sens des
moto à travers les inflexions bizarres, les
128 Les jRibaud
intonations gutturales, hautes à étrangler,
dont un seul être à Chambly était capable.
Madeleine la reconnut bientôt.
C*était Pitre Lajoie, un maniaque inof-
fensîf qui avait parfois des éclairs de bon
sens, mais que sa dégaine comique avait,
d'année en année, depuis vingt ans,
régulièrement livré à la risée des enfants.
Madeleine l'écouta.
** Ces petits Canayens,— pas plus gros qu' ça —
** Parce que leur Papineau les embête ^
" S*mêlent de parler d^ liberté déjà.
*• Cré tas d'fous ! Avez-vous perdu la tête f
Pitre éternua et reprit deux tons plus
haut :
** Vous devez bien savoir^ pourtant^
" Que rien d*un coup d^ canon... bernique !
" Vous auriez peur — c'est ejffrayant —
** Devant Is* Anglais qui vous feront la niqne.
Oh ! by goch, Papineau,
Oh ! Papineau, d'gogo !
Les Bihaud 129
Ce nom de Papineau intercalé là-dedans
étonna Madeleine.
Que chantait-il donc ce fou I Et comme
le mot '* Anglais " seul produisait toujours
une impression particulière sur elle en la
reportant subitement à son capitaine, elle
écouta mieux. Elle ne fit aucun effort
d'ailleurs, car la voix de Pitre Lajoie, qui
s'était élevée tout en se rapprochant, lui
perforait maintenant le tympan ; elle
avait repris :
Quand on pens* qu'on en voit^ — y songent-ils ?
Des excitas qui s^appell " patrioies^^'
Pas cP chiens seulement dessus leurs fusils y
— Y /^raient aussi ben des'battr' à coups cT bottes —
Qui veulent tuer les Anglais.
Us en ont, euXy des carabines
Avec des baïonnettes après....
S^i/s leur plantaient ça dans Is* échines.
Oh ! by gochf Papineau,
Oh ! gogo d' Papineau.
12
130 Les Bibaud
— Misérable gueux I Tais-toi ou je té-
trangle...
C'était François le bon vieux domes-
tique du docteur Bibaud qui» jaillissant
comme une ombre des côtés de Madeleine,
avait sauté à la gorge de Pitre Lajoie.
— Ce sont eux, infUme sans cœur, qui te
mettent ces saletés dans la bouche ?... Ya-
t*en .. va- t'en loin d'ici... retourne au
Fort... lécher les bottes des Angl... Il n'a-
cheva point.
Jamais Madeleine n'avait vu ce pauvre
François en colère, lui, si doux, si tendre
d'ordinaire et do l'apercevoir pâle, les
lèvres blêmes, faisant siffler entre ses dents
serrées, plutôt que ne les pi^nonçant, ses
apostrophes indignées, elle eut peur.
La colère d'un vieillard est étrangement
terrible et elle garde toujours quelque
chose do la majesté des cheveux blancs.
Les Bibaud 131
— Hi... hi... hi... reprit Pitre demi-
riant, car toute Tattaque Tavait surpris
comme une mauvaise farce... Savait-il,
lui ? Hi... hi... hi... mais je pensais qu'ça
vousf raît plaisir... c'te chanson-là... hi...
hi... j'en sais encore un couplet...
— Malheureux, si tu oses continuer... je
t'étrangle... Comprends-tu... je vais te
tuer.
— Hi... hi... c'est ben beau pourtant...
jVas la chanter, s'il vous plaît, à mamzelle
Eibaud... elle l'aimera bien... elle.
— Pitre Lajoie... Pitre La joie... reprit
François, en hachant solennellement
chaque mot... Veux-tu te faire tuer ?
Il aurait voulu enfoncer sa terrible me-
nace dans cette tête de fou, qu'il n'osait
cependant pas frapper, par pitié ; il
voulait lui faire comprendre toute la
grandeur de sa rage.
132 Les Eihaud
Mais lui :
— Hi... hî... hi... pourquoi qu'vous les
aimez pas, vous, père François... les
Anglais ?
Il se fit un éclair subit dans le cerveau
de Madeleine jusque-là témoin inconscient.
— Calme-toi, François, reprit celle-ci...
yoyons,rentre au logis,mon bon François ;
laisse donc ce pauvre fou... viens François
et elle mit des caresses dans sa voix.
Le vieux domestique la regarda longue-
ment :
— ^Yous ne direz rien de ça à M. Bibaud,
n'est-ce pas. mademoiselle ?
— Non.
— Pas un mot... ni de Pitre... ni de
moi... ni de la chanson... pas un seul
mot ?
— Pas un mot.
Et François se laissa ramener jusqu'à la
Les Rihaud 133
porte. Comme Madeleine n'entrait pas
avec lui, il prit alors un ton suppliant :
— ^Vous n'entrez pas, vous, mademoi-
selle ?
Celle-ci poussa rapidement la porte
sans répondre et revint en hâte vers Pitre
qui n'avait pas encore bougé.
— Pourquoi dis-tu ça. Pitre, que ta
chanson doit me faire plaisir ?
— Mais oui... hi... hi... vous savez ben,
mamzelle...
— Yoyons, dis-le moi, Pitre ?
— Hi... hi... ben oui... savez ben... à
cause du capitaine Smith... c'est un
Anglais.
— Ils sont bons les Anglais ?
— Oui, mais les " patriotes " les dé-
testent.
— L'aimes-tu, toi, le capitaine Smith ?
134 Les Rihaud
— Hi... hi... oui, pas autant que voi
par exemple... hi... hi,
— Tu crois ?... qui te Ta dit ?
— ^Tout le monde... Il vous aime b
aussi lui, à ce qu'il paraît.
—Ce n'est pas lui qui t'a montré
chanson ?
— Ah I non... c'est le lieutenant Grore
Pas de danger qu'il dise quelque cho
contre les Canayens, le capitaine Smit
— Que fait-il au Fort, le capitaine ?
— ^Y commande ses soldats... y lit
Ah I y s'ennuie des fois... y pleure aui
parait-il.
Madeleine eut un soupir douloureux.
Et toi, qu'est-ce que tu fais ?
— Moi... moi... hi... hi... je travaille
— Encore... A quoi travailles-tu, Pitr
— Je frotte les fusils, les épées, les sabr
les baïonnettes... Je balaie... Ah 1 il fa
Les Rihaud 135
qu'ils soient luisants les fusils, ces jours-
ci... ça sera pas drôle pour les " patriotes "
comme c'est dit dans ma chanson...
—Comment ? Pourquoi, pas drôle,
Pitre ?
— Savez pas... mamzelle... mais y vont
s'battre... peut-être demain... peut-être
après-demain... Si vous voyiez ça, des
balles... de la poudre...
Mon Dieu ! gémit Madeleine en se re-
tenant des mains à la clôture du chemin.
— JVous assure que c'est là que votre
capitaine Smith va leur en faire danser un
rigodon aux patriotes, avec *' leurs fusils
pas d'chiens." C'est-y bête, hein I ces
gens-là ?...
— Tais-toi... c'est assez... dit Madeleine.
— Ah I caserait ben fait... c'est dit dans
ma chanson, hi... hi... j'vas vous chanter
le couplet si vous voulez...
136 Les Bihaud
— Non, non... va-t^en... va-t*en...
Madeleine, atterrée, rentra préc
tamment.
Mais la voix stridente de Pitre, rel
tissante dans la sonorité de la n
recommença, pénétrant jusqu'au fond
cœur de Madeleine.
•* Ah ! s'ils continuent à crier trop foi-t^
** Y pourrait arriver qu^ça serait pas drêle^
*' y*m^en suis aperçu.,, les soldats du Fort^
** Sont décidés à leur f air* changer d'râle.
Madeleine se couvrit les oreilles de
mains pour n'en pas entendre davantf
mais la voix perçante de Pitre traver
les murs comme une vrille.
Hein / ce serait-il bon pour eux
De s* faire fricasser par douzaines ?
A moins qu'ils soient assez peureux
Pour demander : Pardon, capitaine.
Oh ! by gochf Papineau,
Oh ! gogo d'Papineau.
Les Bibaud 137
Et Pitre, déjà loin, acheva sur une note,
moins dramatique et lugubre par le ton
lamentable et élevé qu'il avait pris, que
par ce grand nom de Papineau qu'il avait
juché dessus.
Madeleine, folle, étourdie 'de tout ce
qu'elle venait de voir et d'entendre, — la
chanson de Pitre, son entretien avec lui,
la subite colère de François — n'avait vu
le jour se faire dans son cerveau que par
éclairs, petit à petit.
Elle s'était sentie d'abord rouler dans
un chaos d'idées. Des rayons et dos
ombres se succédaient sans cesse dans
son esprit, grandissant tout à coup une
parole, un fait, pour les rapetisser, les
anéantir et leur faire perdre toute signi-
fication, l'instant après.
Deux noms, cependant, se détachaient
toujours très nets des incidents divers
13
138 Les Rihaud
dont elle venait d'être témoin : son père
et Percival. Et dans ses efforts pour dé-
brouiller ce qui s'agitait, lui grouillait
dans la tête, ces deux noms-là venaient
constamment se glisser à travers ses
raisonnements et ses suppositions.
Qu'il y eut quelque chose de terrible
qui la menaçait dans son bonheur, elle
n'en doutait pas, d'instinct. Comme
c'était aussi l'instinct, qui, dans son
ignorance des choses du dehors, l'avait,
mieux que les termes méprisants qu'elle
contenait, fait se boucher les oreilles de-
vant la chanson de Pitre.
Elle se replongea plus profondément
encore dans sa rêverie. C'était devenu
un besoin de tirer la réalité, quelle qu'elle
f(it, de ses suppositions et de ses pensées.
Des jours disparus elle en analysa les inci-
dents ; elle refit sa vie à rebours, chercha
f \
Les Rihaud 139
dans ses actes la raison de son angoissse
présente et n*en trouva point.
Sa pensée revint bientôt sur Percival...
et sa douleur, la douleur qu'elle avait res-
sentie tantôt quand Pitre lui avait appris
qu'il allait se battre, s'éveilla de nouveau,
lui triturant le cœur. Pauvre Percy...
se dit-elle, dans un murmure de caresse...
que c'est donc épouvantable la guerre I...
se battre !... Et moi qui m'imaginais que
c'était gai d'être soldat... Enfant que
j'étais, je ne voyais que les parades mili-
taires, les exercices de tir, les marches
de plaisir à travers les rues... Il les con-
naissait bien, lui, Percival, les jours
lugubres qui pouvaient venir... les jours
de combat... les jours où ses soldats tire-
raient de vraies balles... où il remet-
trait au fourreau son épée peut-être teinte
de sang...
140 Les Rihaud
— Oui, se battre, tuer ses adversaires,...
des fils... des pères... se battre...
Madeleine fixa un regard affreux dans
le vide .. Tuer des pères... se battre, sou-
pira- t-elle...
Pâle, hagarde, elle se leva subitement
toute droite.
— Se battre ! reprit-elle... mais... les
** patriotes **... mon Dieu 1 mon père...
Elle poussa un cri sourd et retomba
sur son siège, avec un sanglot convulsif à
la gorge.
Derrière la porte, au fond, un homme à
cheveux blancs guettait. Il s'approcha
d'elle doucement et, doucement, fléchis-
sant ses vieilles jambes, il s'agenouilla à
son côté.
Madeleine ne paraissait plus appartenir
à ce monde.
Les Ribaud 141
— Mademoiselle, dît-il, tout bas, et il la
toucha légèrement à Tépaule.
Elle ne bougea pas. Il reprit, plus haut :
— ^Yous pleurez, mademoiselle ?
Celle-ci releva son front baissé où se
peignait une expression de pénible douleur.
— Tiens, c'est toi, François, et elle plaça
sa tête sur Tépaule du vieux serviteur.
— Pourquoi pleurez-vous... Madelei-
ne?... Est-ce que je puis l'apprendre ?
— Bon François, va... Non, tu ne peux
pas l'apprendre... tu le sais.
— C'est vrai, je le sais... Je vous l'avais
dit, aussi, d'entrer avec moi.
— C'est affreux, n'est-ce pas?... Il me
semble que j'étouffe... Combien j'ai dû
vous fwre souffrir, papa et toi..^ Et moi
qui l'avais si bien promis à notre Gabriel
de ne pas lui faire de peine... Est-ce que
142 Les Bibaud
je me doutais ?..• Mais tu pleures, toi
aussi, François ?
— Mais non, Madeleine, je ne pleure
pas... tu sais bien, Madeleine... ce sont...
hum... ce sont... mes yeux... qui...
— Tu ne me hais point, toi, François,
et papa non plus ?
— Madeleine ! que dis- tu ?
— C'est que je m'explique maintenant
le regard triste et froid de mon père...
Mou Dieu, c'est horrible aussi : aimer
celui qui pouvait le tuer... aimer son
ennemi. ••
— Son ennemi ?... Mais tu rêves, Made-
leine.
— Ah 1 je ne rêve pas, mon pauvre
François... car ils vont se battre... les
soldats anglais contre les patriotes...
— Hein ! comment ?
— Pitre me Ta dit. Tout est prêt au
Les Rihaud 143
Fort. Les balles sont distribuées, les fusils
luisants... Ce sera demain ou après-
demain... Comprends-tu ça, François ?
Peux-tu bien t'imaginer mon supplice ?
Mon père d*unc6té... Percival deTautre ;
d'un eôtë ce que j'adore, de Tautre ce que
j'aime... car c'est un patriote, mon père,
hein?
Le front de François se plissa sous le
coup d'une perplexité subite. Il aurait
voulu répondre orgueilleusement à Made-
leine : Mais, cristi 1 je pense bien, que c'est
un patriote, le docteur Sibaud. Au lieu de
cette phrase qui lui serait spontanément
montée aux lèvres, il répondit tout bas,
péniblement, comme s'il eut inventé une
horrible calomnie :
— Mais non, Madeleine...
— Vrai... reprit-elle vivement, il n'est
pas patriote ?
144 Les Bibaud
— D'abord, qu'ontends-tu par patriote,
Madeleine ? Si tu veux dire celui qui aime
sa patrie; si tu veux dire celui qui se couche
en travers du seuil de sa porte pour
protéger et sa famille et son foyer; si tu
veux dire celui qui ne permet jamais que
sa race soit bousculée sous le talon dos
autres races ; si tu veux dire celui qui se
donne, lui et les siens, pour défendre
l'honneur de son pays ; si tu veux dire
celui qui venge les insultes quelles qu'elles
soient, faites à son drapeau... alors...
Et, grisé de tout Tenthousiasme qui
remflammait, son bras noueux tendu
dans un geste superbe, son regard de feu
dans les yeux de Madeleine, François, qui
brusquement s'était relevé fier, s'age-
nouilla de nouveau doucement à ses côtés.
— Yeux-tu dire que mon père n'est pas
tout ça, François ?
Les Bibaud 145
— Oui, il est tout ça... moi aussi je suis
tout ça.
—Eh! bien?...
— Ce ne sont point ces patriotes-là que
tu veux dire, toi, Madeleine, n*est-ce pas ?
— Non... oui... Mais est-ce que les
autres patriotes... les patriotes de Papi-
neau... les patriotes qui vont se battre,
les patriotes qui vont se faire tuer "pas
d*chiens sur leurs fusils, " comme dit
Pitre, n'aiment pas aussi leur pays, ne
veulent pas défendre leur race et leur
drapeau ?
— Ah ! sapristi, oui, Madeleine... Ils le
sont, mille tonnerres 1... C'est-à-dire qu'ils
veulent... ils pensent que... c'est ceux-là
qui vont se battre contre les Anglais... et
François, tout interdit et perdu dans ses
explications, se plongea le nez dans son
grand mouchoir à carreaux.
146 Les Rihaud
Madeleine resta pensive. Tout-à-coup :
— Alors, c*est moi qui ne suis point
patriote en aimant celui qui veut com-
battre ma race et ma nationalité ?
— ?
— Tu ne réponds pas, mon François...
Ah ! c'est vrai... Je comprends tout main-
tenant... Je trahis mon nom, ma race, ma
famille. Mon Dieu ! pourquoi m*avez-vou8
mis cet amour danr le cœur ?
Tous doux restèrent immobiles, sans
ajouter un mot. Une idée s'empara de
Madeleine.
Elle saisit tout à coup les vieilles mains
calleuses de François dans les siennes et,
lentement, comme pour le convaincre :
— Non, François, ce n'est pas un bour-
reau, Percival, et je ne veux point qu'il
se batte contre les miens... J'irai le trou-
ver au Fort, plutôt ; je le lui demanderai,
Les Ribaud 147
oh ! d'une manière si suppliante, qu*il ne
me refusera point.
— Madeleine, ne fais pas ça... je te le
défends au nom de ta race qui est aussi la
mienne, je te le défends. Mes cheveux
blancs me donnent le droit de te parler
ainsi.
— Oui, je le ferai pourtant... je m'age-
nouillerai, je me roulerai à ses pieds...
— Madeleine, inten'ompit la voix indi-
gnée de François, songe que tu t^appelles
Eibaud, et les Bibaud ne s'agenouillent
jamais que devant Dieu... Je te le dé-
fends au nom de ton père... comprends-
tu ?... au nom de ton père. C'est l'hon-
neur, aussi, qui te le défend...
— L'honneur?... Mais je ne veux pas
qu'il y ait de sang, je ne veux pas qu'il y
ait de haine entre Percival et moi, entre
148 Les Rihaud
sa race et la mienne... Veux-tu que j'aime
ton ennemi ?
— Eh bien ! s'il faut que tu l'aimes, au
moins, Madeleine, aime-le brave, aime-le
loyal. N'abuse pas de ton amour pour lui
faire commettre une lâcheté ou une tra-
hison... Crois-moi, ce serait un malheur
qui écraserait bientôt vos consciences ; la
sienne parce qu'il aurait manqué à son
devoir de soldat, la tienne en comprenant
la honte qu'il y a de donner son nom à
un traître.
— Ah ! comme je t'aime, toi aussi, mon
François
VIII
POUE LA LIBEETÉ
— Tous les patriotes sont avertis. C'est-
à-dire les chefs : Marchand, Drolet, La-
coste, Durocher, Authier, Allard et les
autres.
— Ce soir même... vous les avez vus ?
— Je ne les ai pas tous vus, mais en
passant à la course de mon cheval je leur
150 Les Rihaud
remettais trois mots sur une carte :
" Tenez vous prêts." Je n'avais pas le
temps d*en dire plus long, vous com-
prenez.
— Et vous retournez ?
— Cette nuit... A moins que vous n*ayiez
des nouvelles absolument certaines sur
Pheure de la mise en route des habits
rouges.
— Il y aura une forte besogne à faire.
— Je le sais.
— Combien y a-til de ponts ?
— Neuf ; je les ai comptés. Si
j'apprends que les ennemis doivent se dé-
placer demain, je les fais tous démolir
cette nuit. Cinq heures, ça suffit. Ça les
retardera toujours un peu dans leur
marche et nous aurons le temps de prépa-
rer nos retranchements, si ça n'était pas
encore fait. Avec un peu de courage, ce
Les Rihaud 151
serait bien le diable si nous ne lui cassions
pas le nez, comme à Saint-Denis, à
Wetherall et sa bande.
Cinq hommes, assis autour d*une table
dans la petite salle de la '* Huronne " que
nous avons déjà dépeinte, échangeaient
cette conversation, le vingt-quatre no-
vembre au soir.
L*un, grand et nerveux, encore essouf-
flé et mal remis d*une course pénible dont
il gardait encore de la boue aux jambes,
partout, tenait un papier entre ses doigts.
C'était Siméon Marchessault.
Il arrivait de Saint-Denis, après avoir
passé par Saint-Charles, Saint-Hilaire et
Ja Pointe Olivier. Intelligent, actif, rusé,
d'une énergie de fer, d'une musculature
d'acier trempé, d'une vivacité de mercure,
cet homme n'était pas fait de chair, il
était pétri de métal et blindé pardessus.
152 Les Eibaud
A sa gauche, et buvant ses paroles se
tenait un jeune homme encore. Son regard
ardent et décidé dénotait une nature de
feu toute d'élan et d'enthousiasme, faite
pour les coups d'éclat et les tentatives au-
dacieuses. Il n'était pas très grand, il
n'était pas très gros ; son apparence était
plutôt frêle.
Rencontré dans la rue, vous auriez dit :
quel joli et charmant garçon. Vu le soir,
l'œil enflammé, le poing crispé, avec des
secousses nerveuses qui tantôt le soule-
vaient, tantôt le rabattaient sur sa chaise,
au milieu de ce groupe de conspirateurs
quLpréparaient desplans d'embuscade et de
guerre, vous auriez baissé les yeux devant
les siens en pensant : c'est un bandit ou
un démon.
Toutes les passions qui s'agitaient dans
son cœur se traduisaient immédiatement
Les Eibaud 153
dans sa figure à ses moments de colère et
lui retroussaient un coin de lèvres féroce
et provoquant. Au repos, Apollon ; en
action, Mars.
Ce jeune homme, c'était Bonaventure
Viger.
A droite de Marchessault, une jambe
croisée, prenant tout froidement et ne se
montant la tête que quand le mot
^^ Anglais *' se prononçait, était assis
Jacques Lambert.
Celui-ci était homme de réflexion avant
d'être homme d'action. Absolument le
contraire de Viger.
Quand les patriotes voulaient découvrir
le pourquoi des moindres manœuvres des
officiers du Fort ou des Casernes, ils con-
sultaient Lambert et son jugement solide,
son esprit débrouillard leur en révélait
presque toujours avec justesse la significa-
14
154 Les Rihaud
tion exacte. Cet homme là ne lançait
jamais lui-même de plans, il se contentait
de discuter ceux des autres ; quand il les
combattait, ça équivalait à un veto et le
plan tombait.
Esprit de défensive plutôt que d*oj0fen-
sive. A Saint-Charles il avait dit : *' Ce
n'est pas des retranchements ça, c'est une
souricière... D'un côté les balles, les
boulets, de^ l'autre la rivière... La fuite
aussi est parfois bonne pourtant... Qu'im-
porte, battons-nous, on peut toujours se
faire tuer... Mais ça ne prend que des
maudits imbéciles pour ne pas avoir fait
les remparts, là, du côté du bois." On
aurait dû l'écouter, c'était une tête.
Quant aux trois autres assistants,
éclairés de dos par un quinquet fumeux,
on ne pouvait les reconnaître exactement.
Quand ils se tournaient et recevaient un
Les Rihaud 155
peu de lumière on eut dît que c'était de
Labruère, Franchère, Allard. Ça pouvait
être aussi Boileau, Jodoin, peut-être même
Goddu, on ne pouvait savoir.
— ^Bt vous dites, Marchessault, que
cette correspondance, que vous tenez à la
main, a été saisie sur le capitaine Weir ?
— Certainement, que c'est moi-même
qui Tai prise. Je l'ai montrée à Desrivières.
** Ça regarde le colonel Wetherall, m'a-
t-il dit. Tu vas courir ventre à terre à
Chambly avertir les patriotes le long du
Eichelieu ; il faut à tout prix qu'ils em-
pêchent la jonction de la colonne de Sorel
à celle de Chambly. As-tu un bon
cheval ?
— Quelle heure est-il ?
— Quatre heure.
— Dans trois, c'est-à-dire à sept, j'aurai
vu Yiger, Lambert, Allard, Tétreau, le
156 Les Rihaud
docteur Eibaud... Mais en elBfet, que fait-
il donc le docteur, il devrait être ici...
—Et il y est, monsieur, répondit
Eibaud en entrant.
Tous se levèrent.
Les trois, tout à l'heure mécon-
naissables dans leur cône d'ombre, se
mirent en lumière par ce mouvement et
le docteur Eibaud en leur tendant la
main leur dit : Bonsoir Allard, bonsoir
Franchère, bonsoir Leduc.
Ils répondirent : Bonsoir, monsieur.
Marchessault prit la parole en s'adres-
sant particulièrement au docteur Eibaud.
— C'est le temps de ne pas avoir mal
aux yeux, docteur.
— Je le sais.
— Et de bien ajuster la mire de nos
fusils.
— Je le sais.
Les Rihaud 157
— Il fandra se battre.
— Je le sais.
— Yos soldats anglais se préparent de-
puis huit jours au Fort. Tout est prêt,
fusils, balles, canons et demain...
— Je le sais.
Marchessault resta interloqué.
— Comment le savez-vous ?
— ^La nuit, d'habitude, on dort; moi, je
veille répondit le docteur Eibaud. La
nuit, on entend un bruit, un chant, à
deux milles... pendant ce temps-là, il y
en a qui ont les oreilles enfoncées dans
leurs oreillers ; moi, je cours aux malades
à Belœil, à la Pointe, à Saint-Hilaîre, à
Boucherville ; moi, j'écoute. Affaire de
métier, affaire de patriote aussi.
— En effet, acquiesça Marchessault...
Mais vous ne savez pas que j'arrive de
Saint-Denis, que nous avons bloqué le
158 Les Bibaud
détachement du colonel Gore, que nous
avons sa correspondance entre les mains.
La voici.
— Vraiment ?
—Nous nous sommes battus comme
des diables et les habits rouges ont recu-
lé... A cinq heures, des habits rouges, ça
se voit encore comme en plein jour...
l'étoffe du pays, impossible de distinguer
ça d'une clôture, d'un mur, d'un tronc
d'arbre... Nous avons tenu Gore, c'est à
vous de tenir Wetherall, car, d'après ces
papiers saisis, ils doivent se rencontrer à
Saint-Charles... Les patriotes de là en sont
avertis et ils recevront le choc... En atten-
dant, il faut des tirailleurs qui harcèlent
les soldats le long des chemins, au coin
des bois, derrière les clôtures... Les ponts
rasés, mettez-vous quatre ou cinq hom-
mes, à chaque ravin, avec de bons fusils
Les Rihaud 159
pour guetter les ennemis et tuer leurs
chevaux sous eux ou sur eux... Qu'en
dites-vous, Lambert?
— Avec de bons fusils, cinq hommes,
c'est trop ; deux suffisent. Il faut être
cent ou il faut être deux ; Tun charge,
Fautre tire... Tu connais ça, Yiger ?
Viger recula sa chaise.
— Yous avez raison, Lambert. A Lon-
gueuil, Tautre jour, à deux, nous prenions
les chevaux, nous prenions la voiture,
nous prenions les fusils, nous prenions
tout. Mais Sicotte ne pouvait courir cent
pieds sans étouffer, Malo ne voyait pas
clair, Bédard s'était donné une entorse ;
pas moyen de les abandonner, il fallait les
protéger, Leduc et moi, et au lieu de nous
aider ils nous ont nui.
— C'est bien, repiît Marchessault, met-
tez-vous deux. Il y a neuf ponts... comp-
160 Les Rihaud
tons les bois, maintenant... Il y a le bois
de la Pointe, du domaine de Saint-
Hilaire... du Brûlé... de la côte de Saint-
Charles, vis-à-vis VWq aux Cerfs. Ah !
cette côte, élévation superbe pour voir,
tirer et se cacher derrière les arbres...
Toi, Viger, rends-toi là. Seul, à plat ven-
tre, tu tiens tout le détachement une
heure durant et tu peux tuer qui tu veux,
à ton choix.
— C'est trop loin... D'ailleurs, je ne con-
nais pas la côte... et nous avons mieux
que ça. . . Qu'en penses-tu, Leduc ?
— C'est comme tu dis, Yiger.
— Marchessault reprit son calcul : neuf
ponts, quatre bois... neuf et quatre font
treize... treize fois deux, vingt-eix... Donc
vingt-six hommes en tout.
— Nous les aurons, affirma Leduc.
— Avez- vous des balles, des fusils ?
Les Bihaud 161
— Nous on avons et nous en aurons.
— Cette nuit ?
— Cette nuit
— Alors, si...
" Ce sont les ^^patriotes"^
** Qui vont bientôt danser,
*' S'ils avaient dlajugeotte
** Ils iraient tous s' cacher.
*' Lui a longtemps que je {aime,
" Jamais je ne t'oublierai.
Ce couplet, éclatant en fanfare soudaine
devant l'auberge, coupa net la convei'sa-
tion.
Chacun reconnut la voix épouvantable
de Pitre Lajoie et écouta.
Celui-ci continua sa chanson encore
plus discordante, par cet air de ** Claire
fontaine " qu'il lui donnait, que par les
rimes elles-mêmes :
Quand toutes les baïonnettes
Reluiront demain matin,
15
162 Les Rihaud
Viger croqua son tuyau de pipe.
Le capitaine en tête
Son grand sabre à la main.
Lui a longtemps que je t'aime
Jamais je ne t" oublierai.
Comme Viger ouvrait la bouche pour
lâcher un juron de colère... — Chut ! fit
le docteur Eibaud.
Pitre, déjà loin, avait repris :
bien difficile
De leur f air peur, allez
Malheur à l'imbécile
Qui voudra Is' arrêter.
Lui a longtemps que je t'aime
Ja
Il n'acheva point. Et, comme si une
main puissante l'eut subitement étranglé,
son "ja" parut bien plutôt râlé que
chanté.
Viger, qui se retenait depuis cinq mi-
Les Rihaud 163
nutes pour ne pas éclater, s'était levé en
fureur :
— De leur faire peur ?... de leur faire
peur? Damnation ! Allez demander à Er-
matinger, si ça en fait des enjambées, ces
grandes pattes d'Anglais.
Marchessault était debout, lui aussi.
—C'est bien '* demain matin **, deman-
da-t-il, qu'il a gueulé cet animal-là, dans
sa chanson, n'est-ce pas ?
— Oui, oui, répondirent-ils.
— Alors, il n'y a pas de temps à per-
dre... Ainsi, c'est entendu, vingt-six fusils,
vingt-six hommes, de la poudre, des balles
plein vos poches... de la chance... et du
courage je n'en parle pas. Allons, bon-
soir, messieurs, et vive la liberté !
— Vive la liberté I répondirent quatre
voix.
Le vieux docteur Eibaud n'avait rien
164 Les Ribaud
dît, lui ; il songeait. Il songeait à quelque
chose qui lui plaisait sans doute, car son
œil réjoui brillait singulièrement.
C'est qu'il caressait un plan, le doc-
teur.
IX
AIME-LE, MADELEINE
— Au nom de mes cheveux blancs,
m*a-t-il dit... au nom de ton père, je te le
défends... C'est vrai... François peut par-
ler ainsi au nom de mon père... il en a le
droit, lui qui a blanchi au service de ma
famille, qui lui a donné tout son dévoue-
ment, tout son cœur, toute sa vie,... qui
166 Les Rihaud
m'a tenue pqtite sur ses genoux, et que
grande je respecte et je vénère encore...
et je n'irai pas.
— Je n'irai pas, c'est bon. François, au
nom de mon père, dont il connaît le carac-
tère rigide et orgueilleux, ne veut point
que j'aille humilier l'orgueil de mes com-
patriotes et de ma famille devant un offi-
cier anglais, c'est bon, j'accepte et suis
prête à obéir. Mais, auparavant, il faut
que Dieu fausse un miracle ; il faut qu'il
m'arrache du cœur l'amour qu'il y a
laissé entrer et s'enraciner, comme il faut
qu'il arrache du cœur de Percival l'amour
qu'il a pour moi.
Autrement, si je devais l'aimer quand
même, s'il allait m'aimer encore lui
aussi, je sens que je n'aurais jamais la
force de refuser de le suivre, même enne-
mi, même meurtrier des miens, et que,
Les Eihaud 167
sur seulement un signe de sa main, j'irais
à lui, dans ses bras, et il est de mon
orgueil, de mon honneur aussi, à moi, que
je n*aie pas à rougir devant ma conscience
d'une pareille indignité.
— Oui, il faut que Dieu m'accorde ce
miracle.
Et Madeleine, très vite, comme pour
s'étourdir et ne pas reculer devant sa
propre détermination, s'enveloppa dans
un manteau long et épais et prit la route
de l'église de son village.
Derrière une rangée de vieux sapins en
cône sentant la résine, au milieu d'un
bosquet d'érables dont les branches fai-
saient des stries irrégulières sur les mu-
railles, elle l'aperçut bientôt.
Retirée du chemin, discrète, presque
timide, elle ne pointait pas vei'S le ciel, la
petite église, de ces clochers orgueilleux
168 Les Bihaud
et luisants, mais un humble petit cloche-
ton fenestré à travers lequel les volées
des cloches faisaient alternativement des
jours et des ombres.
Sous les rebords du toit, les hirondelles
et les moineaux avaient bâti leurs nids ;
ils y picoraient, dans un gazouillis frater-
nel, des débris de mortier effrité, se dispu-
taient en piouittant les brins de mousse et
de lichen séchés aux fentes des lézardes,
becquetaient les gouttes d'eau aux gout-
tières.
Ils étaient là abrités, nourris et abreu-
vés. C'était tendre et naïf, doux et bon.
On y sentait la Providence.
Vrai, l'église de Chambly ressemblait à
son curé, Tabbé Michaudin. Il y a parfois
de ces ressemblances singulières entre
rhomme et la chose.
Car, de l'avoir vu tant de fois et depuis
Les Eibaud 169
si longtemps, Texcellont homme, se pro-
mener, son bréviaire à la main, sous les
vieux sapins, fouler les feuilles mortes
avec un froufrou de soutane, saluer les
passants d'un bon sourire, il semblait que
sa physionomie débonnaire avait déteint
sur Téglise
Et ils avaient ainsi vieilli tous deux, se
couvrant, l'un de cheveux blancs, l'autre
de mousse ; leurs voix s'étaient fêlées
dans les mêmes appels ; et les éraillures de
la soutane du curé n'étaient que de la
franche sympathie envers les fissures du
toit de l'église.
Rien n'est grand, ri on n'est solennel
comme une humble église de campagne.
Et, devant ces murs froids et nus qui
inspirent en entrant des pensées qui ne sont
déjà plus de la terre, Madeleine ressentit
une impression jamais reçue auparavant,
170 Les Eibaud
comme une sensation d'abandon irrémé-
diable. La lourde porte, violemment re-
fermée d'elle-même avec un fracas qui
courut en échos le long des voûtes aux
cintres surbaissés, lui fit peur aussi, et elle
se jeta, écrasée plutôt qu'agenouillée, dans
une banquette.
Quel calme, quelle solitude mystérieuse
pour prier 1... sans entendre bruire même
un bouffle.
Madeleine leva son regard chargé do
suppliante douleur vers la petite lampe
du sanctuaire qui clignotait, au fond...
sans bruit. C'est la lampe qui veille tou-
joui*s, la lampe qui perce de ses rayons
les consciences les plus sombres ; c'est la
lampe qui éclaire les âmes ballottées dans
la nuit; c'est la lampe qui chasse les ténè-
bres devant les désespérés de la vie ; c'est
la lampe qui découvre aux meurtris de la
Les Bihaud 171
route à ceux qui se sont déchirt^s, écor-
chés, aux ronces et aux cailloux du che-
min, les véritables clartés, et Madeleine
était venue s^adresser à elle.
— Faites, mon Dieu, dit-elle, que Perci-
val...
Elle reprit^ avec un soupir :
— Faites, mon Dieu, que Percival ne
m'aime plus ; faites aussi en même temps
que je n'aime...
Elle s'arrêta, terrifiée.
— Non... non... je ne le veux pas, je ne
le veux pas... je ne le pais pas non plus.
Lui, ne plus m'aimer, c'est bon ;... mais
moi, ne plus l'aimer... Non, mon Dieu, ne
me l'accordez pas ;... ne m'écoutez pas...
Et elle cacha ses yeux sous sa main,
pour ne pas voir la petite lampe qui bril-
lait toujours, là-bas... Elle avait peur.
172 Les Rihaud
maintenant, que Dieu n'eût entendu sa
prière.
Comme toutes les femmes, Madeleine,
dans son grand cœur, était prête à se
sacrifier... Ne plus être aimée...elle l'accep-
tait, puisque toute la douleur n'aurait été
que pour elle ;...mais elle, ne plus Taimer...
Il lui sembla que c'était le faire souffrir,
qu'elle voyait le regard de reproche de
Percival douloureusement fixé sur elle...
et elle ne se sentait pas la force de dire :
je ne veux plus t'aimer.
En même temps, la petite porte grillée
qui reliait, à gauche de Tau tel, le sanc-
tuaire à la sacristie, s'ouvrit devant Tabbé
Michaudin.
Il était quatre heures. L'heure où le
vieux curé venait faire, en ces jours de
deuil do novembre, son oraison habituelle
en souvenir de ses ouailles disparues.
Les Rihaud 173
Il s'agenouilla, pria quelques instants
en prosternation, puis se relevant bientôt,
il s'avança vers Madeleine et s'assit à côté
d'elle.
— Tu as du chagrin, dit-il... Je t'ai
longuement regardée à travers la grille
et j'ai remarqué combien tu étais souf-
frante et attristée... Voyons, dis-moi, à
moi ton vieux curé, ton vieil ami, pour-
quoi tu as cette tristesse,... pourquoi tu
es ici ?
— Je venais demander à Dieu un mi-
racle.
— Un miracle ? Madeleine...
— Est-ce qu'il ne s'en fait pas ?
— Mon Dieu, oui... non... oui,... encore
faut-il que ceux qui les demandent soient
de grands saints...
— Et je ne suis pas une grande sainte,
n'est-ce pas ?
174 Les Elbaud
— Je ne dis pas non, Madeleine... mais
enfin, ne compte pas trop sur ton mira-
cle...
— Oh ! que je suis contente!... j'avais
peur de l'obtenir, maintenant...
— Mais quel est donc ce miracle qu'on
demande et qu'on est heureux ensuite de
ne pas obtenir ?... Tu me dis des choses,
Madeleine...
Et Madeleine, hésitante devant l'aveu
qu'il lui fallait faire, fixa un regard pensif
et vague sur une maquette du petit
chemin de croix qui ornait les murs de
l'église et elle n'ajouta pas un mot.
— Je me doute de quelque chose, reprit
le curé... Les jeunes filles ne demandent
ainsi des miracles que quand elles aiment...
N'aimes- tu pas un peu, Madeleine ?
ajouta-t-il avec un bon et fin sourire...
n'ai mes- tu pas un peu ?...
Les Eibaud 175
— Oui, j'aime, répondit-elle franche-
ment , contente cette fois de mettre son
cœur à nu, non seulement un peu, mais
beaucoup, mais trop... et c'est cet amour
que je voulais rompre... que je venais de-
mander à Dieu, dans votre petite église, de
briser au moyen d'un miracle.
— Et tu crois qu'il faille un miracle
pour ça, mon enfant ?
— Il en faut un.
— Et pourquoi d'abord vouloir briser
ton amour ? Est-il donc si honteux ?
Est-il donc si déshonorant cet amour ?
— Ah I monsieur le curé, c'est déjà un
miracle que je vous aie rencontré, ici,
seul, sous le regard de Dieu, et vous allez,
de votre cœur et de votre main, mo
tracer ma route... Je me sens si perdue,
fii bouleversée...
— Qui aimes-tu donc, Madeleine ?
176 Les Bibaud
Elle, sans hésiter :
— J'aime le capitaine Percival Smith,
monsieur.
Le vieux curé le savait, ah ! le savait
mieux qu'elle, peut-être même avant elle.
Et, comme il ne disait rien, Madeleine
reprit :
— Le connaissez-vous ?
L'abbé Michaudin se reportant subite-
ment d'esprit à quatre années auparavant,
à rile Yerte, répondit :
— Oui, je l'ai déjà vu.
— C'est mal de l'aimer, n'est-ce pas ? Je
sens qu'avec votre cœur de patriote et de
Français, vous allez me condamner, vous
aussi.
— Te condamner, Madeleine ?... peut-
être... Mais auparavant, écoute-moi bien.
Tu veux que je te trace la route à suivre ;
quelle qu'elle soit, la suivras-tu ?
Les Bibaud 177
— Grand Dieu !... la suivre... la suivre
quand même, la suivre quelle qu'elle
soit, la suivre si elle devait mo conduire
d'un côté et lui de l'autre... Le pourrais-
— Tu le pourras, Madeleine, si tu es
bonne.
— C'est bien, je vous le promets... C'est
que je m'en étais tracé un chemin, proba-
blement bien différent de celui que vous
allez m'indiquer... un chemin qui me con-
duisait au Fort, aux pieds de Percival...
J'avais pris la résolution d'aller lui de-
mander, au nom de notre amour mutuel,
de ne point se battre demain contre mes
compatriotes... car ils vont se battre,
monsieur le curé...
— Je le sais.
— ...de ne point commander ses soldats
dans la bataille contre les nôtres... et
16
1*78 Les Ribaud
François, au nom de Torgueil national,
au nom de mon père, m'a défendu de le
faire. La fierté de sa race et de la mienne
lui donnait peut-être le droit de me con-
seiller ainsi, mais est-ce que la fierté de
mon amour, de mon amour plus grand
que tous les orgueils réunis, est-ce que
la fierté de ma conscience ne me comman-
dait pas aussi à moi d'empêcher qu'il y
eut du sang entre Percival et moi ?... Et
cependant j'avais résolu d'obéir à l'ordre
de François, de subordonner mon amour
à l'orgueil de mon père et j'étais venu
demander à Dieu de briser par miracle
cet amour ; mais, mon bon curé, quand
j'ai voulu ouvrir la bouche, je ne me suis
pas senti la force... pas seulement la force
d'aller plus loin.
— Tu es une noble jeune fille, Made-
leine... mais il ne faut pas que la sincérité
Les Rihaud 179
de ton cœur s'abuse sur les sentiments
de ton père. Il ne faut pas qu'un seul
mauvais souflie effleure ton âme et rape-
tisse à tes yeux le caractère pourtant si
beau de ton père... Son orgueil, dis-tu?
T'a-t-il jamais rien dit, Madeleine ?
— Non, jamais, et ce n'est que d'hier
que je me représente tout ce qu'il y avait
de reproches muets sur sa figure.
— Ah 1 ces reproches muets, si tendres et
si doux que c'étaient encore des caresses,
ces reproches muets si longtemps refoulés
au fond de son cœur... sois forte, Made-
leine, je dois t'en apprendre la véritable
raison.
Le vieil abbé avait calculé le coup qu'il
allait porter j mais l'amitié sincère, l'ad-
miration sans borne qu'il avait pour son
ami le docteur, ne l'avaient pas laissé hé-
sitant une minute devant cette chose
180 Les Rihaud
navrante qu'il venait de constater : une
enfant qui met sur le compte d'un excès
d'orgueil tout ce qu'il y a de tendresse
généreuse, de dignité admirable et fière
dans le cœur de son père. Et cette enfant,
c'était Madeleine, ce père, le docteur
Eibaud.
Le bon vieux curé s'approcha douce-
ment de Madeleine.
— Tu m'as dit que tu Taimais bien n'est-
ce pas, ton capitaine ?
— Si je l'aime !... Pourquoi me le faites-
vous répéter ?
— Alors, tant mieux, se murmura tout
bas le curé, puis tout haut, il reprit :
— Ah ! je ne t'aurais jamais dit, Made-
leine, ce que je vais t'apprend re, mais il
me faut te convaincre que ce n'est pas par
excès d'orgueil ni uniquement à cause
de ses antipathies de race que ton père te
Les Bibaud 181
paraît sévère... C'est que tu ne sais pas
que son père à lui, le général Ribaud, —
ton grand -père à toi— est mort pour la
défense de son pays dans un combat
contre les Anglais. Crois-tu qu'il ne de-
vait pas sentir quelque chose contrister
son cœur, blesser sa piété filiale en te
voyant aimer justement un ennemi de sa
race et de sa famille ?... C'est que tu ne
sais pas non plus que ce pauvre Gabriel,
que tu pleures, que nous pleurons, dont
nous étions si orgueilleux, n*a pas été tué
dans un accident de chasse, selon qu'il t'a
été dit, mais qu'il est mort, lui aussi,
sous une balle anglaise, dans un duel où
Percival Smith était l'un des témoins de
son adversaire... Compare maintenant,
Madeleine, ton orgueil et ton amour à
l'orgueil et à l'amour de ton père...
Mais, celle-ci n'écoutait plus. Elle était
182 Les Eihaud
restée immobile, insensible, oppressée à en
mourir sous le coup de ces révélations
inattendues.
Gabriel tué... Gabriel, dont le souvenir
ne la quittait jamais, tué... et elle s'ima-
gina qu'elle aimait presque son meurtrier.
Elle sentit qu'il se brisait quelque chose
dans son cœur... Il lui monta aux lèvres
une suppliante invocation où se traduisait
tout son désespoir, tout le bouleversement
de son âme.
— Mon pauvre curé, soupira-t-elle, si
vous saviez, si vous compreniez combien
je suis malheureuse.
— Jamais je ne t'aurais appris ces
choses, reprit le curé en lui tenant les
mains dans les siennes, mais ma pauvre
Madeleine, c'était mon devoir de le faire
et tu en serais morte que je n'aurais pas
reculé. Il vaut peut-être mieux que tu
Les Ribaud 183
souffres... la souffrance aussi grandit
l'amour.
— G-randir mon amour !... Mais c'est le
briser, Tanéantir qu'il faut... Je me fais
horreur à moi-même ; j'ai honte ; je me
représente le sentiment général de mépris
que je dois soulever autour de moi ; et
quand, réalisant tout ça, je veux me raidir
pour y échapper, un nom, un seul nom
me traverse l'esprit et je me sens vaincue,
écrasée... Ah 1 si vous compreniez ce que
c'est, mon bon curé, que d'aimer.
Celui-ci resta un instant rêveur.
— Je comprends, va, Madeleine... N'as-
tu jamais songé que j'ai été jeune comme
toi ; que je n'ai pas toujours porté cette
soutanelle de deuil ? J'ai rêvé moi aussi ;
j'ai pleuré moi aussi. Mes cheveux n'ont
pas toujours été blancs ; j'ai eu vingt ans,
Madeleine, ils sont bien loin, n'est-ce pas
184 Les Rihaud
ces vingt ans, mais quand je frappe sur
mon vieux cœur meurtri, je les fais re-
naître si vivants qu'il ne me paraissent
plus que d'hier. Ah I oui, je comprends
bien.
Et de la paupière du pauvre curé —
dont la figure avait pris une expression
de douce, de suave résignation, sans le
moindre fiel — une larme jaillit tout à
coup.
— Mais alors, si vous comprenez, com-
ment pourrais-je briser mon amour ?
— Tu ne le pourras pas, Madeleine, car
ça ne se brise pas.
— Que me dites-vous ?
— Ça ne se brîse pas... et tu dois l'ai-
mer encore, Madeleine.
— Vous me conseillez ça, vous, mon
curé ?
— Je te l'ordonne aussi. Tu m'as pro-
Les Rihaud 185
mis de suivre la route que je te tracerais,
quelle qu'elle fût. Eh ! bien, aime-le.
Il est bon, il est généreux, il n*a jamais
rien fait vis-à-vis ta race ou ta famille qui
ne lui ait été commandé par son devoir et
sa propre loyauté de soldat. Il t'aime
autant que tu Taimes
Mais... mon père... Gabriel... inter-
rompit Madeleine.
— Qu'importe. Aime-le.
Et le bon curé étendant la main vers le
sanctuaire où scintillait encore la petite
lampe :
— Il y a là quelqu'un, Madeleine, à qui
il faut toujours obéir.
17
AU FOBT
MadeleiDe était restée longtemps écra-
sée sous le flot d'idées, de soavenirs ré-
veillés, de conjectures, que le long
entretien qu'elle venait d'avoir avec Pabbé
Michaudin, avait fait naître dans son
esprit.
— Il a raison, ça ne se brise pas Ta-
mour, pensa-t-elle.
Les Bihaud 187
Et tantôt consolée, tantôt gonflée de-
soupirs douloureux, selon les alterna-
tives de joie amenée par les bons conseils
du curé, et d'angoisse, presque de re-
mords, à la pensée de son père et de
Gabriel, elle quitta l'humble église de
son village.
Il était cinq heures, un commencement
d'obscurité rendait les choses incertaines
et les embrouillait. Madeleine, toujours
enveloppée dans l'épais manteau qui la
couvrait complètement et la rendait mé-
connaissable, marchait lentement. Sou-
dain elle aperçut les pierres tombales du
cimetière qui se dessinaient devant elle,
toutes blanches, immobiles, tristes, et
parmi, dans un coin, se découpant sur le
mur gris de l'église, un humble petit
mausolé jonché de fleurs et de feuilles
sèches, entassées là comme par une solli-
188 Les Rihaud
citude do mère pour protéger contre
la neige et les froids de Thiver menaçant
le cher mort qui y dormait.
Elle s'arrêta.
Son regard attendri parut répondre à
un témoin invisible caché sous la pierre,
et comme doucement attirée par lui, elle
alla s'agenouiller un instant au milieu des
feuilles mortes. Elle fit une courte prière
qui sembla plutôt un dialogue muet, puis
elle se releva bientôt, un rayon de douce
résignation au front, et reprit sa route.
La maison de son père était située du
côté gauche de l'église ; après un moment
d'hésitation à l'encoignure du chemin qui
y conduisait, elle prit à droite.
Dès cette minute, sa détermination fat
fermement prise. Elle irait au Fort,
seule. Si c'était là s'humilier, elle s'hu-
milierait ; mais une voix intérieure lui
Les Bibaud 189
disait au contraire que c'était se grandir
elle même, que c'était mettre une au-
réole à son amour en lui enlevant tout ce
qui pouvait plus tard devenir un sujet de
reproche, que c'était aussi protéger sa
propre dignité en allant exiger de celui
qu'elle aimait de ne point combattre
contre sa race.
Et à grands pas maintenant, le capu-
chon relevé pardessus la tête pour n'être
point reconnue, la voilà qui dépasse la
petite auberge " La Huronne," tourne à
gauche et prend la route raboteuse et
inégale, coupée d'ornières parallèles, qui
mène au Fort, sur le bord du Bassin
Chambly.
Dès avant son arrivée, elle entend déjà
le cliquetis des armes que l'on astique, le
grincement des baïonnettes ajustées aux
canons des carabines, des bruits de talons
190 Les Rihaud
qui résonnent en cadence sur le pavé des
salles, des crosses de fusils échappées des
mains des sentinelles distraites et retom-
bant avec fracas, tout ce vacarme de
guerre si épouvantable.
Mais rien ne Tarrête, Madeleine, jus-
qu'à ce qu'elle se trouve sous la massive
porte d'entrée du Fort, en face d'un
soldat en faction droit et rigide.
— Est-ce que je pourrais voir le capi-
taine Smith, lui domanda-t-elle ?
— Qui doit-on lui annoncer, repondit la
sentinelle ?
— Quelqu'un qui désire vivement lui
parler.
La sentinelle, sans bouger, héla un
soldat qui passait et lui demanda d'avertir
le capitaine Smith que quelqu'un voulait
le voir immédiatement.
En attendant, Madeleine fouille de son
Les JRibaud 191
regard curieux tout ce qui l'environne,
les canons qui plongent leur gi*and œil
noir dans rentrebaillement des meur-
trières, les tourelles percées de mâchecou-
lis juchées en sentinelles aux quatre coius
du Fort, la porte, cette porte faite pour
résister aux béliers et aux boulets, fixée
dans Tépaisseur farouche des murailles au
moyen de boulons et de poutrelles en fer.
Tout ça, vaguement entrevu, avait un
aspect si affreux, si brutal, que Madeleine
éprouva comme un sentiment de douce
pitié pour ses compatriotes et de mépris
dédaigneux pour leurs adversaires, en
face de ce puissant assemblage de choses
monstrueuses. Il lui vint à l'esprit la repré-
sentation d'un combat de loups et d'a-
gneaux.
Bientôt, elle retint son souffle, le pas
fier de Percival venait vers elle.
192 Les Ribaud
— YouB ici, s'exclama le capitaine avec
un frisson dans la voix, la reconnaissant à
peine sous son large manteau,.. Vous ici
mademoiselle ?
— Moi ici, reprit Madeleine avec une
solennelle émotion. .
— Yenez, ajouta-t-il, simplement.
Le capitaine, qui sentait battre son cœur
plus fort qu'en face d'une bataille, l'en-
traîna au milieu du Fort, loin des oreilles,
sur cette large place sans toit, sans plan-
cher, où le terrain, si souvent battu des
talons des soldats en exercice, avait pris
la dureté de la pierre. Il y avait là, au
centre de ce parallélogramme resserré
entre les bastions du Fort, une citerne
surmontée d'un poteau ; à côté du poteau,
un vieux canon rouillé, entre ce canon et
ce poteau, un banc rustique.
Ils s'assirent tous deux.
Les Bihaud 193
— Que venez-vous faire, Madeleine, de-
manda anxieusement Percival ?
— Je suis venue vous donner un ordre,
peut-être plutôt vous demander une grâce,
je ne sais je suivrai les sentiments de
votre cœur.
Puis, sans arrêt, elle continua :
— Vous devez vous battre demain, n'est-
ce pas ?
Percival resta interloqué et hésitant.
— Pourquoi me demandez-vous ça, Ma-
deleine ?
— N'importe. Eépondez-moi, je vous
prie ; je n'ai qu'un moment. Devez-vous
vous battre demain ?
— C'est possible... j'en ai peur. Los
Canadiens sont en révolte ouverte, à
Saint-Charles, et comme nous avons reçu
ordre de nous y rendre... peut-être serons-
nous forcés de combattre.
194 Les Bihaud
— Ecoutez-moi, Percival, dit-elle avec
un pénible chevrotement d'angoisse dans
la voix, est-ce que j'occupe assez de place
dans votre cœur pour que je me permette
d'exprimer un désir ?
—En doutez- vous? Ne vous ai-je pas
assez évidemment prouvé tout mon dé-
vouement, ma sympathie,.., tout mon
amour ? achova-t-il tout bas.
Eh bien ! si tout cela est vrai... est
vrai — et ses jambes se fléchissaient
sous elle comme pour une génuflexion —
ah ! mon Dieu... non... vous ne vous
battrez pas... vous ne vous battrez pas.
— Que dites- vous ?
— Vous ne vous battrez pas, reprit
gravement Madeleine... Elle se redressa,
son regard brûlant fixé sur Percival.
Mais vous ne savez donc pas jusqu'à quelle
profondeur vous êtes entré dans ma vie,
Leè Bihaud 195
quelle force irrésistible m'a constamment
poussée vers vous ?... J'ignorais alors ce
qu'il y avait entre vous et moi, entre ma
race et la vôtre; je le sais aujourd'hui...
J'ai voulu demander à Dieu le courage
de vous oublier... je n'ai pas seulement
pu ouvrir la bouche
Elle s'affaissa, écrasée sous son émotion.
— M'oublier ?... Madeleine I... m'ou-
blier ?...
— Oui, j'ai désiré vous oublier, vous
arracher de mon cœur, vous, votre nom,
votre souvenir ; mais la même irrésistible
force m'a bientôt ressaisie et m'a poussée
de plus en plus près de vous. Alors, j'ai
foulé tout amour-propre à mes pieds et
je suis venue, sans honte, vous crier mon
amour et vous supplier en son nom de
ne point vous battre demain.
~Ciel I Que me demandez-vous, Made-
196 Les Rihaud
leine ? Vous savez bien que mon devoir
me défend de vous obéir, même de vous
entendre.
— Mais puisqu'il faut que je vous aime...
puisque mon cœur en est déchiré de cet
amour, et Madeleine tendait ses mains
comme dans une invocation suprême de
prière,... si vous m'aimez aussi vous-
même, ne sentez- vous pas un autre devoir,
plus impératif que toutes les lois de la
discipline et qui nous fait un point d'hon-
neur, à vous, de ne pas verser le sang de
mes compatriotes... à moi, de mourir, de
mourir plutôt que d'accoler à mon amour
la honte de trahir mon sang et ma race ?
car, n'est-ce pas déjà une trahison que de
vous aimer ?
— Madeleine !
— Ah ! je ne viens point vous dire do ne
pas exposer votre vie en vous dérobant
Les Rihaud 197
au danger ; — en aurais-je la pensée que je
n'oserais jamais Texpriraer devant vous —
mais ce que je demande, ce que je réclame
à genoux pour moi, pour ma dignité,
pour mon orgueil si vous le voulez, c'est
que vous n'alliez pas tirer votre épée
contre les miens... Je veux m'éviter à
vos yeux jusqu'à l'ombre même d'un
mépris possible, . . . car méprisé . . . l'amour
que l'on offre tache et déshonore môme
celui qui en est l'objet.
— Mon Dieu I Madeleine, que me pro-
posez-vous ?... que faire ? J'en ai le ver-
tige.
— Je ne sais, moi, je suis folle, j'ai la
tête perdue, mais il me semble...
— Yous ne voulez pas que je faillisse à
mon honneur de soldat, que je sois traître
à mon...
— Traître... Sa phrase s'était figée sur
198 Les Ribaud
ses lèvres... Traître, pas ce mot, Perci-
val ; il me brûle... Non, je vous veux
franc, je vous veux loyal, je vous veux
brave... mais je vous veux généreux,
aussi.
Le capitaine réfléchit longuement.
— Franc, loyal, brave,... généreux,...
se murmura-t-il... C'est bien, Madeleine,
s'il y a moyen d*être tout ça, je vous
obéirai.
— S'il y a moyen ?... Mais il faut qu*il
y ait moyen... Je ne sais lequel, moi,...
mais... Ah 1... c*estque, voyez- vous, nous
autres, femmes, nous no connaissons pas
sur terre d'obstacle invincible. Nous ne
savons pas raisonner. Quand même cons-
cientes de la tuerie, dès que notre amour
nous commande, nous allons.
— Vous me voulez brave, Madeleine,
vous me voulez loyal ; mon grade d*offi-
Les Rihaud 199
cier me le commaDde aussi ; car il me
faut donner l'exemple à mes compagnons
d'armes. Je ne suis pas simple soldat,
moi, voyez- vous, c*est Tépée de capitaine
que j'ai à manier, c'est le commandement
que...
— Grand Dieu, c'est encore plus affreux,
gémit Madeleine toute pâle, et elle avait
saisi dans une crispation de noyée la main
de Percival comme pour le retenir pri-
sonnier à son côté et lui arracher son
épée... Non, vous n'irez pas, vous ne
pouvez pas aller ordonner le massacre
des miens... Pour échapper à ce malheur,
est-ce que votre cœur, Percival, ce cœur
qui m'appartient, dites-vous, ne vous
indiquera pas un moyen qui sera en même
temps loyal pour vous et honorable pour
moi ? Oh ! cherchez, cherchez bien.
— Je chercherai, dit Percival.
200 Les Rihaud
— Oh ! que vous êtes bon, murmura-t-
elle, et toute convulsionnée de soupirs,
elle tomba écrasée sur son banc.
*
— Maintenant,écoutez, Madeleine. Dans
votre demande, je reconnais toute la fran-
chise de votre âme, toute la délicatesse
et la dignité de votre cœur ; ces senti-
ments si nobles m'ont ému et je vous ai
écoutée comme j*aurais écouté ma mère.
Oh ! elle seule pouvait se permettre de
me parler comme vous m'avez parlé,
sans provoquer de révolte de ma part;
car si je suis profondément entré dans
votre vie, Madeleine, vous avez absorbé
la mienne toute entière. Depuis que
je vous ai vue le long dé ma route,
je n'ai regardé qu'un jalon : vous ; une
fée, toujours la même, est venue cons-
tamment illuminer mes rêves endormis
ou éveillés, marcher à mes côtés dans
Les Hibaud 201
mes promenades, doubler le son de
ma voix dans mes commandements mi-
litaires ; cette fée, c'était vous, toujours
vous Madeleine, et de vous aperce-
voir tout à coup, près de moi, ici, dans
le Fort, si j'en ai été ému, je n'en ai
pas été surpris, depuis si longtemps
que je vous vois, que je vous parle,
que je vous interroge, que je ris et pleure
avec vous. Et cependant, vous avez voulu
m'oublier, Madeleine, dites-vous ? Plus
de lendemain à cotte vie, plus de rêves,
plus de bonheur, plus rien qu'un nom,
**Madeleine," enfermé aii plus profond de
ma pensée, que je n'aurais jamais pu arra-
cher, que je n'aurais même pu prononcer
sans douleur et qui serait resté là comme
une brûlure éternellement cuisante. Oh !
alors, comme mes calculs de demain au-
raient été. ce soir, bien différents. Comme
18
202 Les Eihaud
je me serais battu joyeusement, follement,
sans aigreur, sans colère vis-à-vis de mes
ad Versailles, sans doute, mais bien déter-
miné à me faire tuer.
— Ne dites pas ça, Percival, je vous en
supplie.
— Non, je ne le dis plus, Madeleine ;
j'ai d'autres pensées en mon âme ; je veux
maintenant un lendemain, un éternel
lendemain, où le rêve s'évanouira pour
faire place à la réalité ; où la fée sera
remplacée par vous, par toi, Madeleine...
Yeux-tu qu'il existe ce lendemain, Made-
leine ?... Dis, le véux-tu.
Madeleine se sentit bercée dans un dé-
licieux engourdissement de sa pensée.
Elle n'osait se ressaisir ; car il lui était re-
venu encore au fond de son cœur, déjà si
souvent secoué par des ravissements sem-
blables, quand elle échafaudait ses illu-
Les Eihaud 203
sions et ses projets imaginaires, ce même
je ne sais quoi d^nexorable— où se mêlait
le regard navré de son père — qui l'avait
toujours terrifiée et qui avait sans cesse
brisé ses rêves commencés.
JElle entendit do nouveau, comme de
très loin cette fois, la voix tremblante de
Percival qui répétait : Yeux-tu, Made-
leine ?
— Si je veux ?... Mon cœur, ma vie
t'appartiennent. Je. te les avais donnés
bien avant que tu ne me les demandasses.
— Et si ton père, Madeleine...
— Garde-les, Percival... mon cœur, ma
vie, garde-les... Je n*ai rien à reprendre
de ce que mon amour t'a donné. Tout
devait me détourner, m'éloigner de toi ;
tout m'empêchait de penser même à ton
nom, et cependant celui-ci s'est imprimé
dans mon âme en lettres de feu ; je
204 Les Ribaud
verserais en vain toutes mes larmes pour
réteindre... Crois-tu que ça se rencontre
deux fois et par hasard cet irrésistible
besoin d*aimer ?... Oh ! oui, garde-les...
garde-les bien Percival.
— Ah ! je comprends ce que je te de-
mande. Quand j'eus sondé la profondeur
de l'abîme qui nous séparait et qu'à cause
de ton ignorance je te poussais à franchir
inconsciemment, j'ai eu peur ; j'ai cherché
à lutter, non pour moi, mais pour toi, et
je n'ai pas pu ; il était trop tard, je
t'aimais déjà comme je t'aime aujourd'hui.
— C'est bon, cela me suffit, répondit-
elle, moi aussi je t'aime.
Et sur ses grands yeux, noyés d'amour,
de larmes, de tristesse, de bonheur mêlés,
elle sentit avec extase se poser les lèvres
brûlantes de Percival.
L* Angélus tinta.
Les Ribaud 205
— Six heures... comme il fait sombre...
Non, non, ne m*aecompagnez pas s'il
vous plaît, restez... je ne veux pas, non,
restez.
Elle fit quelques pas pour s'éloigner,
puis hésitante un moment, le cœur gros,
elle revint subitement vers Percival :
— Ah I dis-moi encore que tu m*aimes ?
— Si je t'aime...
Cette fois Madeleine s'enfuit en grande
hâte par l'unique porte du Fort et dispa-
rut bientôt.
Percival était de son côté resté tout
rêveur, tout ému et de l'engagement so-
lennel qu'ils venaient tous deux, Made-
leine et lui, de sceller, et de cette pro-
messe, — non moins solennelle, non moins
grave pour sa conscience toute d'honneur
et de loyauté — qu'il avait faite, de ne
206 Les Rihaud
point se battre contre les " patriotes," le
lendemain.
Cette promesse le laissa débattre dans
un dilemme et il se mit à errer comme
un noctambule dans les corridors humides,
les salles des officiers, autour des canoBS
béants, sur les remparts, tandis que la
petite cloche de Téglise continuait, après
Tangelus, à tinter tristement le glas quo-
tidien de ce mois de novembre, en sou-
venir des morts.
— Franc, loyal, brave, généreux, mur-
mura- t-il... Gomment puis-je être tout ça
vis-à-vis Madeleine et " les patriotes "
sans manquer à l'honneur ? A moins
que ce glas ne sonne pour moi demain ?
Oui... en me faisant tuer tout simplement,
sans me défendre... à la tête de mes
soldats.
Mais en même temps, le lendemain, si
Les Rihaud 207
beau, si suave qu'il avait rêvé, qu'il avait
demandé, que devenait-il ?... Devait-il se
condamner à ne plus Tespérer jamais et à
briser du môme coup le cœur de Made-
leine, maintenant sa fiancée I Et le dilemme
où il se perdait devenait de plus en plus
compliqué.
Un ami dans toutes les circonstances
pénibles de sa vie militaire, Pavait tou-
jours encouragé, soutenu de son bras et
de sa sympathie constante, avait applaudi
à ses succès, comme consolé dans ses
revers, c'était Archie Lovell, le porte-
drapeau du régiment.
Avant d'être porte-drapeau, Lovell
avait été capitaine do la deuxième com-
pagnie des Voltigeurs qui combattit si
vaillamment à Châtcauguay. Il s'en
souvenait encore de ce combat glorieux
où ils avaient lutté, un contre vingt j
208 Les Rihaud
tantôt couchés à plat ventre, tantôt
derrière les buttes de terre, les troncs
d'arbres, se faisant écraser plutôt que de
reculer. Il en parlait : Ce pauvre Ferguson
qu'il avait reçu dans ses bras, de Sala-
berry debout sur une souche, le grand
Américain qui leur avait crié : rendez •
vous... Ah ! oui, guette, on va se rendre,
là... S'il s'en souvenait... et il montrait
son bras droit, ankylosé maintenant,
qu'il avait alors rapporté de là, mutilé,
fracassé.
On lui avait offert une pension de re-
traite à ce brave Archie ; il en avait été
indigné et attristé.
— Comment ?... à cause de mon bras...
plus bon pour manier Tépée... Des capi-
taines estropiés au combat, on n'en veut
plus ; il faut maintenant des officiers qui
mettent leur peau à l'abri, qui se con-
Les Rihaud 209
servent intacts et chics... c'est bon ; mais
j'ai encore mes deux mains solides,
allez ; qu'on me donne le drapeau, au
moins !
Et on lui donna le drapeau, qu'il avait
depuis lors, — un quart de siècle, —
orgueilleusement gardé.
Rien de surprenant que cette nature de
feu se soit sentie attirée par la fermeté, la
loyauté du caractère de Percival. Il lui
semblait que ce qu'il avait perdu, c'était
lui qui le gagnait ; les succès qu'il avait
manques, c'était lui qui les aurait et il se
consolait ainsi.
Percival était allé trouver son vieil ami
pour lui faire connaître Tagitation de son
âme et lui demander conseil, en même
temps, sur la conduite à tenir.
lia situation franchement, ouvertement
définie, le vieux porte-drapeau toussa
19
210 Les Rihaud
quelque peu, c'était sa manière d'indiquer
son embarras, et ajouta simplement :
— C'est grave, Percival.
— Ai-je eu tort de faire cette promesse ?
— Celle-ci ne vaut qu'autant que tu
puisses rester brave et loyal, c'est-à-dire
fidèle à ta conscience et à ton honneur,
n'est-ce pas? Alors, ton tort est moins
grand. C'est ta bonté d'âme, Percival, qui
t'a conduit dans ce réseau inextricable où
tu te débats. En guerre, vois-tu, il ne faut
plus avoir de sentiments en dehors de son
devoir. Il faut être aveugle, il faut être
sourd, et comme tu peux en juger, ce
serait parfois bon d'être muet.
— Mais je ne suis ni aveugle, ni sourd,
ni muet... J'ai vu Madeleine, je l'ai enten-
due, je lui ai parlé. Songes-tu que je pour-
rais avoir à me reprocher la mort de son
père, le père de ma fiancée ! Imaginee-tu
Les Rihaud 211
bien cette tragique situation : deux êtres
éperdus d'amour avec ce gouffre éternel-
lement ouvert entre eux ? Tu n'as jamais
aimé, toi, que la hampe de ton drapeau,
et cependant, tu te ferais tuer gaiement,
plutôt que de Tabandonner à Tennemi
plutôt que de t'en séparer.
— Ah ! pardine, oui,... je pense. Il n'y
a que toi à qui je n'hésite)*ais pas à le con-
fier.
— Que dois-je donc faire, alors ?
— Il n'y a qu'un moyen ; va auprès de
mademoiselle Eibaud reprendre ta parole.
C'est un grand et noble cœur, m'as-tu
dit ? Elle ne voudrait ni d'un lâche ni
d'un traître, et il faudrait presque que tu
fusses l'un ou l'autre pour ne pas obéir à
l'ordre du jour, demain.
— Certes, oui, reprit Percival, Made-
leine a un grand et noble cœur ; si grand
212 Les Rihaud
et si noble que ce serait le briser et qu'elle
en mourrait... Moi-même, d'ailleurs,... et
un soupir violent Tétouffa tout à coup.
Les deux officiers restèrent silencieux
et songeurs, en face de ce problème qu'il
leur fallait résoudre.
Après un temps, Lovell dit presqu'à
voix basse et comme en lui-même :
— J'aurais bien une idée, moi, qui pour-
rait te tirer de là et qui me ferait beau-
coup plaisir aussi, mais tu en rirais peut-
être...
— Ah 1 non, Lovell, dis ; je suis sûr que
c'est la bonne, ton idée ; voyons, donne-la
moi tout de suite.
— Pas tout haut, par exemple, reprit en
riant Lovell;... approche ton oreille...
comme cela, si ça ne te va pas, ce sera
comme si je ne t'avais rien dit Et il lui
murmura rapidement une phrase.
Les Rihaud 213
Percival le regarda avec des grands
yeiix étonnés, réfléchit un instant, puis il
se précipita dans les bras de son ami.
XI
DEUX '^PATRIOTES*'
Lors de la réunion nocturne tenue à
l'auberge " La Huronne", entre les chefs
" patriotes " et Marchessault, au cri de
Vive la liberté I poussé par ce dernier au
moment du départ, en signe d'adieu, seul
le docteur Bibaud, perdu dans la trame
d'un plan qui l'absorbait tout entier,
n'avait pas répondu.
Les Rihaud 215
Il n'était pas patriote à la manière des
autres, le docteur Eibaud. Car s'il vou-
lait, lui, défendre ce qu'il considérait
être l'honneur de sa race, venger sa natio-
nalité, conserver la liberté des siens, lutter
pour les principes de justice et ces droits
sacrés que les gouvernements d'alors
émieltaîent sans scrupule, un à un, sous
la dent des francophobes, il voulait encore
venger son foyer désert, son père mort, et
étouffer, ah ! étouffer surtout l'amour fatal
qui avait germé dans le cœur de sa Ma-
deleine chérie.
Famille et foyer, c'était un pour lui.
Et, revenant de l'assemblée, sous le
coup d'une agitation agréable, comme
dans l'attente d'un joyeux événement, il
sentait ses vieilles jambes rajeunies, sou-
ples à sauter le chemin d'un seul bond.
Il rentra chez lui, déposa sa canne dans
216 Les Bibaud
un coin, écouta un instant; rien ne re-
muait, excepté peut-être le père François,
qui, dans sa petite chambre d'à côté,
poussait un tiroir, faisait craquer un meu-
ble ; c'était tout.
Ah ! cette idée caressée, amoureuse-
ment dorlotée dans son esprit, comme il
lui sourit, comme il lui parle. Il lui vient
peut-être momentanément quelques pen-
sées sombres qui lui mettent un pli au
front, à certains souvenirs tout à coup
réveillés, mais il les écarte bientôt, les
éloigne d'un raisonnement intime qu'on
voit presque voltiger sur toute sa figure.
— '*Puis, Gabriel sera si content, il me
semble."
A ces mots qu'il murmure, sa déter-
mination renaît, plus ferme, plus accen-
tuée, inébranlable. Plus de plis songeurs,
plus de coins de bouche attristés, et le
Les Rihaud 217
docteur, dans son bureau, portes closes, se
met à manipuler des objets lourds et lui-
sants, fait fondre, au-dessus de sa lampe à
alcool, quelque chose dans un creuset,
pulvérise une matière noirâtre dans son
mortier, lime, ajuste...
Ce qu'il fait ainsi, à la nuit, le docteur
Eibaud, ce qu'il prépare, ce n*est pas une
drogue, ce n'est pas une opération chi-
rurgicale non plus. L'histoire de cette
époque héroïque nous l'apprend. Il four-
bit ses armes, fond des balles, avive sa
pierre à fusil, met en ordre tout son ma-
tériel de combat ; et quel matériel I Ce
sont là tous les préparatifs que firent les
" patriotes," ces pauvres grands cœurs,
volontairement, sans calcul, sous le souffle
seul de l'héroïsme et d'un dévouement
sublime, pour lutter contre les canons
rayés, les baïonnettes luisantes, les gi-
218 Les Bihaud
bernes gonflées... pour les vaincre aussi
parfois.
Peut-on imaginer ce qu'il leur fallût
de courage, do résolution inébranlable,
pour n'être point saisis d'un abattement
sans retour dans une pareille situation.
Il était minuit quand le vieux docteur
eut complété ses préparatifs, frotté son
fusil au cbamoîs, en eut poli la mire, fait
jouer la gâchette, compté ses balles...
quarante-quatre. . .
Mais quel est donc ce bruit.
— Es-tu malade, François, que tu ne
dors pas encore ?
— Non pas, monsieur... je... je... brosse
mon veston . . . savez bien . . .
— C'est bon, François. Je te croyais
malade... bonsoir.
Et il rentra dans sa chambre.
Le lendemain, le vingt-cinq novembre,
Les Rihaud 219
il faisait un temps sec et froid. Toute la
boue, détrempée par les pluies d'automne
s'était solidement congelée pendant la nuit.
Les chemins paraissaient pavés de pierres,
tant le roulement des voitures, à travers
les ornières, les enfoncements gardés des
sabots, les mottes de terre durcies, était
retentissant par ee matin encore inoublié.
Le docteur Eibaud se leva de bonne
heure ; il jeta un regard à travers le
frimas des vitres, parut content, puis
commanda son déjeuner.
Il fut presque gai ce petit déjeuner.
En face de Madeleine, comme pour la dé-
router, lui enlever jusqu'au soupçon de ce
qui se passait autour d'elle, de ce qu'il
préparait lui-même, il parla tout à fait
détaché, d'un livre à lire, de la mère Ni-
colle si malade, du temps qu'il faisait.
Enfin, il allait être débarrassé de ces
220 Les Rihaud
chemins informes qui lui démolissaient
les vertèbres, oh I la bonne gelée. Puis il
la lutina légèrement sur cette date du
vingt-cinq : La fête des vieilles filles, tu
sais...
Et Madeleine se trouva elle-même dé-
gagée, rieuse.
Tout à coup, on reconnut au loin des
roulements de tambours, des piétinements
sonores sur la terre gelée, des bruits de
ferrailles, des fracas de commandements,
qui parurent d*abord se rapprocher peu
à peu, se faire plus distincts, puis s'éloi-
gner de nouveau petit à petit pour s'é-
teindre tout à fait.
Ni le père ni la fille ne firent mine
d'entendre ; sans la moindre curioâté de
regarder aux fenêtres ; mais à la dérobée
leurs regards s'étaient mutuellement re-
cherchés et fuis aussitôt.
Les Ribaud 221
— Allons, encore une parade militaire,
fit le docteur.
— En effet, il m*a semblé reconnaître les
tambours, répondit Madeleine.
—Quand j'étais volontaire, moi, ah ! il
y a bien de ça quarante ans presque, on
ne faisait de ces parades publiques qu'aux
jours de revue, devant le colonel ou le
général.
— Est-ce votre ancien fusil de soldat,
père, que vous avez encore dans votre
bureau ?
— Oui, Madeleine, un bon vieux mous-
quet à qui mon pauvre père en a fait cra-
cher des balles aux Angl... Tu ne m'atten-
dras point à midi, Madeleine ; j'ai une
longue course à faire à Boucherville
cette pauvre mère Nicolle qui est si ma-
lade. Où est François ?
— Me voilà, monsieur, répondit aussitôt
222 Les Ribaud
François, en encadrant dans la porte sa
bonne vieille tête honnête et dévouée. A
la charrette ou au cabriolet ?
— Mais t*ai-je dit d*atteler, François ?
— Non, monsieur, pas encore... c'est
que je me suis imagine ça...
— Tu t'es imagine juste... Attelle au
cabriolet, mon bon François.
Pendant que celui-ci était à harnacher
Carillon, le docteur se glissa furtivement
par la porte de service, jeta un regard
aux fenêtres de la maison, déposa son
fusil vous le siège de la voiture et rentra.
— Bonjour, Madeleine, dit-il, au revoir,
et pour ajouter cet ** au revoir " si tendre,
si gonflé de toutes les caresses dont son
cœur était capable, où il mettait on
baume particulier, il lui sembla qu'il tirait
son souffle du plus profond de sa poi-
Les Ribaud 223
trine, avec Toppression de commettre une
lâcheté.
— Au revoir, père, répondit Madeleine ;
emmitouflez- vous bien, il fait si froid...
hâtez-vous de revenir aussi, et avec une
câlinerîe de petite fille, elle Fembrassa
gentiment au front.
Le docteur Bibaud s'arracha avec effort
à cette douce étreinte. Cette candeur
confiante, quand il la comparait à ce qu'il
allait faire, lui causait un chagrin véri-
table. Pauvre Madeleine, si elle avait
soupçonné.
Carillon piaffait déjà comme sous une
repoussée de jeunesse et stimulé par le
froid vif il fila allègrement sous la con-
duite de François.
A une vingtaine d'arpents de Chambly,
le chemin qu'ils suivaient bifurque : un
côté mène à Boucherville, l'autre à Belœil.
224 Les Rihaud
Ils prirent celui de Belœil contrairement
à ce que le docteur avait dit à Madeleine.
Depuis qu'ils étaient en route, pas un
mot n'avait été échangé entre eux, moins
à cause de la distance de serviteur à
maître qu'à cause des pensées qui les
obsédaient tous deux.
Tout à coup l'éclat d'une fusillade, do
l'autre côté de la rivière Eichelieu, vis-à-
vis la Pointe Olivier, les tira de leurs
rêveries.
A travers un faisceau d'arbres, ils
purent distinguer les soldats anglais dis-
séminés le long du chemin ; devant eux,
on ne voyait qu'un léger nuage de fumée.
C'étaient les patriotes qui mettaient à exé-
cution le plan d'escarmouches qu'ils
avaient réglé la veille.
Ces coups de feu éclatants, ces petits
flocons bleuâtres qui dansaient là-bas au
Les Ribaud 225
dessus des bouquets d'arbustes, cette file
d'habits rouges, les reflets des baïonnettes,
tout ça accentué par le calme et la limpi-
dité de ce matin de novembre, leur fit, au
docteur et à François, passer sur la peau
un frisson d'enthousiasme.
Carillon lui-même subit une impression
particulière, car il s'arrêta net, une oreille
en l'air, au beau milieu du chemin.
Le docteur et François ne remuaient
point ; ils écoutaient et regardaient, sans
l'idée d'avancer. C'est qu'il se passait
quelque chose de grand, quelque chose de
tragique aussi ; car, aux premiers coups
do fusil tirés par les patriotes avait bien-
tôt répondu le feu plus nounî des soldats
anglais.
— Ah ! il leur faudra presque du canon
pour passer là... C'est Viger et Leduc
qui les guettent, et, un contre cent, c'est
20
226 Les Rihaud
une proportion qui leur va à ces gail-
lards, se murmura en lui-même le docteur
Ribaud.
Et il refit dans son esprit toute la
scène : Viger et Leduc à plat-ventre der-
rière un tronc d'arbre, leurs munitions à
côté d'eux ; en face, de l'autre côté du
ravin, devant le pont démoli, un détache-
ment de soldats qui hésite, tâtonne, cher-
che à se garer des balles invisibles qui le
déciment et ne réussit à riposter que con-
tre des ennemis qui paraissent imagi-
naires.
— Allons, François, c'est une jolie musi-
que, mais nous avons autre chose à faire...
— Elle m'amuse beaucoup, cette musi-
que, répondit-il.
— Oui, elle t'amuse?... mais c'est plus
joli de loin que de i)rès, je t'assure, mon
Fi'ançois.
Les Rihaud 227
— Cependant, ça me ferait bien plaisir
de la leur faire recommencer.
— Toi, François ?
— ^Moi-même, monsieur, et si vous vou-
liez...
— Que ferais-tu ?
— Vous me laisseriez vous suivre...
Tous savez que j'ai encore bon œil.
— Me suivre ?...
— Oh I je sais bien que vous n'allez pas
à Boucherville... Les médecins n'ont pas
besoin d'arme pour tuer leurs patients...
D'ailleurs, entendez-vous ce bruit métal-
lique dans la voiture?... c'est votre fusil
et le mien qui s'entrechoquent.
Le docteur Eibaud resta tout stupéfait.
— Serais-tu patriote, François ?
— Oui, et un bon. Pour être serviteur
on n'en aime pas moins sa liberté et celle
de son pays. Cette nuit, pendant que
228 Les Rihaud
vous fondiez vos balles, je fondais les
miennes j pendant que vous fourbissiez
vos armes, je fourbissais les miennes et je
pensais à vous demander de me permettre
de combattre à côté de vous,... jusqu'à la
fin votre dévoué serviteur.
— François, tu es admirable... Donne-
moi ta main ;... c'est un pacte que nous
faisons. Puisque tu aimes la musique des
soldats, nous allons la leur faire répéter à
ton intention. Je connais un point magni-
fique, vis-à-vis rile aux Cerfs, au sommet
d'une élévation ; nous nous embusquerons
là.
— Oh I comme je vous remercie.
— Combien as-tu de balles ?
— Soixante-et-trois.
— Très bien... Au pas dont nous allons,
nous aurons une avance d'une demi-heure
à une heure sur l'arrivée des soldats, à
Les Bibaud 229
moins que Viger et Leduc ne cèdent plus
tôt, ce dont je douterais fort.
— Une demi-heure, ça suffit, d'ailleurs,
pour ce que nous avons à préparer de
retranchement. . . Pourvu que nous ayions
immédiatement sous la main une chalou-
pe, un canot, un radeau quelconque pour
traverser la rivière, nous serons au poste.
Le docteur Eibaud n'écoutait plus.
Bientôt, relevant son regard profond
sur François :
— Ecoute, François ; j'ai une autre idée
dans la tête que tu n'as point, toi. Tu
désires te battre avec ton courage et ton
patriotisme, moi je veux me battre avec
ma haine et mon patriotisme : ma haine
de ])ère, mon patriotisme de citoyen. Il y
a, parmi les habits rouges que nous allons
ajuster, un homme que je guette depuis
longtemps et que je veux tuer. Et je sens
230 Les Rihaud
bien que c'est la Providence elle-même
qui me procure aujourd'hui l'occasion de
le faire disparaître sans manquer à la
loyauté ou à l'honneur..» Il faut qu'il
disparaisse, il le faut... Tu as soixante-et-
trois balles, j'en ai quarante-quatre ; une
seule pourrait suffire, peut-être ; qu'im-
porte, tant que cet homme sera debout, —
faudrait-il lutter, corps à corps, contre
tout le détachement, à coups de crosse
même, si nous n'avions plus de balles^' —
pas un de nous deux ne doit reculer. Tu
entends bien ?
— J'entends bien, monsieur.
— Si l'un tombe, l'autre prendra ses
balles... tu entends toujours bien ?...
— J'entends toujours bien.
— C'est bon. Dès que je l'apercevrai, je
te le montrerai.
— Il doit être facile à reconnaître.
Les Ribaud 231
— Tu crois, François ?
— Oui ; est-ce qu'il ne sera pas à che-
val ? avec une épée...
— Tu le connais?...
—Je suppose, simplement.
— Non. Tu le connais, toi aussi, Fran-
çois...
Puis, après un instant, il reprit :
— Que dira Madeleine ?
— Ah ! ce sera un rude coup, mon-
sieur.
— Hésiterais- tu, François?... Dis, puis-
que tu connais tout... Hésiterais-tu ?
— J'hésiterais peut-être, mais je ne recu-
lerais pas.
Le dialogue cessa tout à fait.
Un autre ordre d'idées avait envahi le
docteur. Maintenant, le portrait de sa Ma-
deleine, de sa Madeleine si douce, si aima-
ble, si confiante, si bonne, s'était fixé
232 Les Bibaud
profondément dans sa pensée. Et de se
représenter qu*il allait froidement, après
un long calcul, la faire souffrir, lai tor-
turer le cœur, il en eut Tesprit tout cons-
terné.
Il se débattit longtemps dans cette
angoisse, ballotté entre sa tendresse pour
sa fille et ce qu'il considérait être sa
dignité de père et son honneur de patriote.
Ce2)endant, tout en subissant la lutte que
se livraient ces divers sentiments dans son
cœur, il allait toujours, comme machina-
lement entraîné. Tout à coup, il aper-
çut, en face de lui, File aijx Cerfe flottant
comme une corbeille sur les eaux calmes
du Eichelieu, et, se dessinant en relief
au-dessus de la rive opposée, du côté de
Saint-Charles, cette élévation raide de
terrain, bordée de gros érables, au pied
de laquelle venait déboucher le chemin
Les Rihaud 233
public, et que Marchessault avait si forte-
ment recommandée comme un point uni-
que pour tenir les soldats anglais en
échec.
Il lui sembla qu*il y était déjà, le fusil
au poing, guettant l'ennemi. Et les pen-
sées tristes, — le remords presque, — qui
Tavaient assiégé depuis une heure, s'éva-
nouirent subitement pour faire place à
son enthousiasme habituel.
— C'est ici, François, arrête.
21
XII
DEUX PATEIOTBS (Suite)
— Pardon, monsieur Bibaud, vous vous
trompez, c'est mon fusil que vous tenez
là, dit François.
— Tu as raison... Prends-le.
Et le docteur en tira un autre de des-
sous le siège du cabriolet. Cette fois,
c'était bien le sien ; un bon vieux mous-
Les Bibaud 235
quet français,; — ancien système, il est
vrai, — mais au maniement duquel il
était depuis longtemps habitué.
— Maintenant, traversons.
Un canot se trouvait justement sur la
grève,amarré à une perche fichée en terre.
Il n'y avait pas de rames.
François ne fut pas embarrassé pour si
peu. — Des rames, on s'en fait, murmu-
ra-t-il, et de sa crosse de fusil comme
d'un aviron il dirigea rapidement le canot
vers Saint-Charles.
En débarquant, le docteur et lui en-
tendirent comme Técho d'ane fusillade au
loin et, étonnés, ils prêtèrent attentive-
ment l'oreille.
— Serions-nous en retard, dit le doc-
teur ? Il me semble que les coups viennent
du côté de Saint-Charles... Est-ce que la
bataille est déjà commencée entre les
236 Les Rihaud
patriotes et les soldats?... Montons, nous
entendrons et nous verrons mieux du haut
de Télévation.
— Est-ce que le régiment des habits
rouges pouvait passer par un autre che-
min pour se rendre à Saint-Charles ?
reprit François.
— Non ; à moins d'allonger considéra-
blement leur trajet.
— Eh bien ! il n'a pas passé ici. Voyez,
aucune piste, aucune trace de roues, au-
cun piétinement quelconque sur la terre
gelée.
Et les deux hommes, anxieux et trou-
blés, écoutèrent de nouveau.
Cette fois, le son arriva très distincte-
ment et ils entendirent, au bout d'un
moment, un craquement sourd et pro-
longé. Ils se regardèrent. C'est qu'ils
avaient compris.
Les Eibaud 23Y
Ce qui donnait ainsi Tillusion de coups
de fusil, c'étaient les vigoureux et nom-
breux coups de hache des patriotes qui
préparaient leurs retranchements et dont
le son se répercutait très loin dans la
sonorité inoubliable de cette après-midi
si sereine. Ces craquements sourds qu'ils
entendaient, c'étaient les arbres de M.
Débartz qui s'abattaient et s'entassaient
les uns contre les autres, en manière de
rempart.
Ceci reconnu, le docteur Eibaud exa-
mina leur propre position.
C'était vrai qu'il était superbe, ce poste,
surplombant presque le chemin du roi, et
d'où l'on pouvait tout voir sans être vu. A
l'abri, derrièi^e une rangée d'érables, mas-
sifs à défier les boulets, il s'y choisit un
endroit qui leur j^ermit de commander, du
canon de leurs fusils, toute la montée de
238 Les Bibaud
la route, et d*où ils pourraient, au moment
voulu, se dérober secrètement pour re-
joindre leur canot.
Puis, ayant promené lentement son
regard profond sur la plaine immense qui
se déroulait à ses pieds, il s'assit, le dos à
un arbre.
Il attendait.
Quand on songe à ces besoins répétés
de lutte, de provocation, de révolte qui
se sont emparés, à différents intervalles,
des populations sauvages, françaises, an-
glaises, américaines, tour à tour maî-
tresses de la région où se jouent les scènes
de notre roman, on se demande s'il ne
souffie point là un vent tout spécial de
liberté.
Ce Richelieu, dont le docteur Bibaud
regarde, pensif, rouler les flots, cette
montagne qui se dresse devant lui, élevée
Les Rihaud 239
en autel au-dessns de la plaine, ces ravins
profonds, ces forêts immenses et superbes,
n'ont-ils pas été les conseillers, — souvent
les complices, — des actions éclatantes,
des traits d'audace, de ces soifs de patrio-
tisme et de dévouement que Thistoire a
notées, depuis trois siècles, chez les habi-
tants de cette région ?
Tout d'abord, dans la sauvagerie loin-
taine, ce sont les'Hurons, les Algonquins,
les Agniers, les Iroquois qui subissent ce
besoin de gloire et de supériorité. Ils
s'écorchent, ils se scalpent, ils se tortu-
rent, suivant les hasards malheureux de
la défaite.
Cette rivière, ils l'ont battue de leurs
pagaies, sillonnée en tous sens de leurs
pirogues. Le jour, la nuit, sous le soleil,
sous la lune, dans le calme morne des
bois qui bordent les rives, ils ont élevé
240 Les Rihaud
leurs wigwaras, vociféré leurs cris de
guerre plus aifreux que les hurlements
des bêtes fauves.
C'est à en ressentir le frisson en se rap-
pelant ces souvenirs horribles et farou-
ches.
Plus tard, ce sont d'autres scènes. Cette
fois, c'est la lutte de la civilisation contre
la barbarie. Blancs contre sauvages. La
lumière contre les ténèbres. C'est à cette
époque, sous M. de Tracy, qu'on cons-
traisit les forts de Sorel, de Chambly, de
Saint- Jean, sentinelles inébranlables, tou-
jours en éveil, toujours prêtes, qui oppo-
saient leurs lourds bastions aux flèches
maintenant inoffensives des sauvages.
Mais le tableau change. C'est bientôt
canons contre canons. Les rbulements
des tambours, les éclats des fusillades, le
fracas de la mitraille, ont remplacé com-
Les Rihaud 241
plètement les cris de guerre des sauvages.
C'est devenu Anglais contre Français, et
les embuscades ont fait place à la straté-
gie. Ceux-ci veulent conserver, ceux là
veulent conquérir.
Les forts, peuplés par les soldats fran-
çais de Yaudreuil, de Bougainville, de
Bourlamaque, résistent aux miliciens an-
glais de Webb, Mercer, Abercromby,
Amherst, qui ébauchent les premiers suc-
cès qui doivent leur gagner bientôt tout
le pays.
Mais, auparavant, on lutte, on se bat,
on s*acharne jusqu'au bout à la victoire
qui s'éloigne toujours de plus en plus. Et
quand le désastre final des Plaines d'Abra-
ham eut tout perdu, ces mêmes vaillants
lutteurs du Richelieu se raidissent encore
contre le sort et se cramponnent quand
même à un espoir impossible.
242 Les Rihaud
Puis vient rinvasion américaine.
La haine du vaincu contre le vainqueur
se réveille. Si le traité de 1763 avait livré
le sol, il n'avait pas livré la population.
Celle-ci acclame donc comme des sauveurs
les insurgés américains qui venaient, de
leurs appels, ressusciter chez elle d'anciens
rêves de gloire et de liberté. Aussi, les
habitants de Chambly et des environs
s'unirent-ils à eux pour s'emparer des
forts et chasser les soldats anglais. Mais
le même vent d'indépendance ne soufflait
pas pareillement par tout le pays, et les
Américains, repoussés de Québec, durent
évacuer les fortifications dont ils s'étaient
emparés.
Puis c'est la révolte de 1837, encore
partie des bords du Eichelieu. Là, qu'une
trompette ou qu'une voix fasse entendre
un appel à la liberté, le pouls bat plus vite
Les Bibaud 243
chez les habitants de la région, leurs pru-
nelles lancent des éclairs, une impulsion
irrésistible les entraîne, les uns saisissent
leurs fusils, les autres leurs fourches, et
vous entendez aussitôt une réponse formi-
dable : Nous voilà.
C'est ainsi qu'ils se ruèrent, avec tout
leur instinct de patriotes, vers un idéal
alors insaisissable : Tindépendance. Ils
échouèrent.
Mais quand la scmeucc jetée aura atteint
la maturité, quand il y aura deux vallées
de Richelieu dans la province, quand il
aura poussé ailleurs une population com-
me celle qui se trouve là, cette fois, les
paysans ne prendront point des fourches ;
ils n'échoueront point.
Le docteur Eibaud, emporté dans l'es-
pace, discute ainsi certaines pages de
l'histoire, et en même temps, sa pensée,
244 Les Rihaud
envolée au-dessus de la terre, parcourt les
siècles passés et se plonge dans les profon-
deurs infinies de l'avenir.
Tout à coup, un retour rapide de son
esprit le fit frissonner. Ah I soupira-t-ii
en revenant à la réalité. Puis, un moment
après :
—Tu te placeras là, François, et moi,
ici. Entre-nous, à terre, les munitions.
François épaula son arme, pour se faire
l'œil un peu et juger s il pouvait viser
commodément. Il poussa un cri :
— Les voilà !... les voilà !...
En effet, à travers les arbres, on dis-
tinguait une longue file d'habits rouges
qui s'avançait lentement à une distance
assez rapprochée. Véritable chapelet de
coquelicots qui ondulait sans bruit le
long de la rivière, selon les courbes du
chemin.
Les Rihaud 245
Le pèro François fit jouer la gâchette
de son fusil à plusieurs reprises. Elle
fonctionnait bien.
— Nous allons les laisser avancer aussi
près que possible et dès que nous aurons
reconnu le capitaine : pan ! pan ! dit-il.
Le docteur ne répondit point.
Il regardait attentivement le mouve-
ment des soldats, son arme déjà sous la
main.
— Attendons jusqu'à ce qu'ils soient
rendus au pied de la côte, reprit François.
Il est impossible qu'ils nous voient et
nous...
Une détonation retentit à côté de lui
qui le fit sursauter. Le docteur, sans
Técouter, venait de tirer son fusil en Tair.
— Que faites- vous ?... continua-t-il.
Ils ont entendu et vont se tenir sur leurs
gardes maintenant.
246 Les Bibaud
— C'est ce que je veux, répondit simple-
ment le docteur Eibaiid... Nous sommes
des patriotes, non des assassins. Mainte-
nant qu'ils sont avertis, plus de grâce ;
qu'ils se défendent ou qu'ils attaquent.
— Ce que j'avais projeté était plus sûr,
ce que vous venez de faire est plus beau,
répliqua François ; c'est vous qui avez
raison.
— Ne forlignons, jamais, François.
Ce coup de feu inattendu avait arrêté la
marche des soldats. On les vit un instant
piétiner sur place avec un cliquetis et des
scintillements d'armes dont ne furent au-
cunement effrayés nos patriotes mainte-
nant à plat ventre derrière les troncs
d'arbres qu'ils avaient choisis, le canon de
leurs fusils passé à travers les racines.
Bientôt ils entendirent un commande-
ment militaire qui devait être Tordre d'à-
Les Ribaud 247
vancer, car toute la colonne se mit
lentement en marche. En même temps,
un homme, son épée à la main, parti de
Tarrière, était venu bravement se mettre
à la tête du détachement au galop de son
cheval.
Cet homme, c'était le capitaine. Incons-
ciemment, le docteur Eibaud sentit sa
main se crisper sur la crosse de son mous-
quet, et François mâchonna quelque chose
entre ses dents.
La colonne continua d'avancer.
Le capitaine, sans arrêter, se retourna
sur son cheval et commença à donner un
nouveau commandement à ses soldats.
- Feu, dit le docteur, et deux déto-
nations retentirent.
Quand le bruit eut cessé, nos deux
patriotes entendirent la fin du commande-
ment. Leur double coup do feu n'avait
248 Les Rihaud
pas dérangé le capitaine qui, sans sour-
ciller, continuait à donner ses ordres.
— C'est un brave, fit le docteur, et ils
rechargèrent à la hâte leurs fusils.
Si leur double détonation n'avait eu
aucun résultat, elle avait indiqué aux
soldats leur position exacte et ceux-ci ré-
pondirent par une décharge générale qui
vint crépiter tout autour d'eux, dans les
feuilles sèches, sur les branches et Técorce
des arbres.
Mais, protégés comme ils étaient, ils ne
pouvaient être atteints que par miracle.
Aussi, se mirent-ils à leur tour à tirer har-
diment, visant tout le détachement quand
la fumée devenait trop épaisse, le com-
mandant seul, quand ils pouvaient Taper-
cevoir.
Les soldats étaient maintenant immo-
biles. Deux des leurs étaient déjà tombés
Les Ribaud 249
mortellement blessés, deux autres légère-
ment atteints et cependant les balles
continuaient à siffler à leurs oreilles.
Indignés, sans doute, de se voir ainsi
tenus en échec, ils se remirent à cribler de
projectiles le point de la côte d'où les deux
patriotes ripostaient si courageusement.
Puis, tout à coup, sous le conunandcment
du capitaine, toujours à cheval en avant
d'eux, ils reprirent leurs marche.
La position devenait sérieuse, caria dis-
proportion exagérée des combattants était
presque compensée par l'avantage excep-
tionnel qu'avaient le docteur Bibaud et
François de commander toute la montée,
tout en se tenant absolument à Tabri.
— Allons, François, visons bien, dit le
docteur Eibaud. Ensemble.
Tout s'était abattu cette fois, cheval et
capitaine,et nos deux patriotes poussèrent
22
250 Les Ribaud
un soupir de soulagement en les voyant
écrasés au milieu du chemin. Mais leur
joie ne dura qu'une seconde, car, à la
seconde suivante, le capitaine était déjà
relevé, tout droit, brandissant encore son
épée ^ la tête de ses soldats. Son cheval
seul avait été atteint et en tombant
Tavait entraîné dans sa chute. Mainte-
nant à pied, il n'en était pas moins
reconnaissable à ses galons dorés, son
plumet blanc, son épée luisante... Et d'ail-
leurs, comme un homme qui se moque des
balles, il se tenait toujours crânement
en avant de sa compagnie, bien en
évidence.
— Décidément, c'est un bravo, répéta le
docteur Ribaud.
— Trop brave, ajouta François. Il nous
nargue. Ce n'est pas do la bravoure, c'est
de l'insolence.
Les Rihaud 251
De voir le cheval de Jeur capitaine tué
BOUS lui, là, devant eux, les soldats, un
instant stupéfiés, se sentirent pris de
colère. Il était impossible que deux
hommes pussent leur tenir tête plus long-
temps... et, dans un branle-bas général,
sous les commandements rauques des
officiers, tirant tout en marchant, ils en-
treprirent d'escalader au pas de charge
la montée qui conduisait au sommet de la
côte, et d'en déloger leurs adversaires
coûte que coûte.
— Ne tire plus, cria le docteur Ribaud
à François.. « attends... Ne gaspillons pas
nos balles.
François, qui, ne risquant toujoura
qu'une prunelle à travers les racines
énormes qui le protégeaient, tirait comme
un enragé, cessa immédiatement son
feu.
252 Les Bihaud
— C'est vrai, dit-il, il faut en garder au
moins une pour le capitaine.
Et tous deux, haletants, sans s'occuper
des projectiles qui pleuvaient autour
d'eux, guettaient à travers la fumée une
ëclaircie qui mit le commandant en
lumière. Ah ! ils pouvaient tirer à leur
aise, encore et encore, les habits rouges,
que leur importait.
A mi-chemin, la montée offre un rai-
dillon très accusé. A cet endroit, soit
pour respirer, soit pour mieux voir, la
compagnie toute entière fit comme une
halte d'une seconde, pas plus. Ce fut en-
core trop long. A un flamboiement d'épée
qui brilla rapide comme l'éclair, deux dé-
tonations avaient instantanément répondu
et un grand corps, son épée encore au
poing, tout luisant de ses épaulettee do-
rées, de ses éperons, était tombé foudroyé.
Les Ribaud 253
Cette fois le capitaine était bien mort.
Tous les soldats effarés se groupèrent
autour de lui en poussant des vociféra-
tions affreuses. Ce fut un tumulte épou-
vantable.
Le docteur et François, tous deux
debout maintenant, considéraient froide-
ment le spectacle ; ils voulaient être
absolument convaincus que le capitaine
ne se relèverait pas II ne se releva pas.
Le docteur prit son fusil et dit :
— L'honneur est vengé. Nous n'avons
plus rien à faire ici, François.
Et en même temps, son regard, chargé
de défis menaçants, fixé sur les trois cents
habits rouges immobiles, massés en pa-
quets au milieu du chemin, ajoutait : si
seulement nous le voulions, vous couche-
riez là, vous savez...
Puis lentement, fièrement, en pleine
254 Les Bihaud
lumière, il ramassa sa poire à poudre,
les balles qui lui restaient, et, sans se
hâter, sans même regarder en arrière, il
se mit à descendre en silence le petit
sentier qui allait à la rivière.
Sans dire un mot, il s'embarqua dans
le canot. François se remit à avironner
avec la crosse de son fusil et quand ils
débarquèrent tous deux, la rivière traver-
sée, ils purent distinguer parfaitement à
leurs pas rythmés quatre soldats qui
portaient un brancard. Dessus, il y avait
quelque chose de rouge.
Et le docteur Eibaud passa la main sur
son front comme pour en chasser une
pensée affreuse.
XIII
JOUENAL DE MADELEINE
25 novembre, 37.
Il me semble que, depuis deux jours, je
n*ai pas vécu, je n*ai pas respiré ; tous
mes pas et démarches, quand je les énu-
mère, me paraissent faits sans que j'en
aie conscience. J'obéis sans cesse à un
mobile qui me mène, me ramène, me con-
duit ici et là, machinalement.
256 Les Rihaud
Tout me semble factice, artificiel autour
de moi ; je crois marcher, je crois courir,
et je suis assise calme et tranquille ;
d'autres^ fois je me sens oppressée, malade,
asphyxiée, avec des véritables spasmes qui
m'étranglent ; je fais un effort suprême
pour y échapper et je reste toute surprise
en me voyant seule dans mon boudoir
sans la moindre gêne respiratoire.
Je mène une existence de rêve, où tout
se noie dans une brume qui m'encercle et
me fait perdre toute notion de la réalité.
Ce n'est que dans un violent effort de
volonté, où je me tiens Tesqrit tendu, con-
centré sur un seul point, que je puis
momentanément chasser ceschimères, ces
désolantes angoisses et faire un retour
sur ma vie.
Ah ! ma vie... Ah ! ma pauvre vie.
Si je pouvais, d*un trait, en rayer les
Les Eibaud 257
jours sombres et terribles qui viennent de
passer et dont la trace, je le sens, ne dispa-
raîtra jamais. Si je pouvais détourner
ces autres jours encore plus sombres,
encore plus terribles qui se préparent,
que je vois venir, que je compte d'avance,
toujours de plus en plus tristes, de plus
en plus sans soleil.
Fiancés, nous le sommes, je sens encore,
sur mes paupières, la flamme brûlante du
baiser de Percival — mais que signifie
pour moi, pour nous, ce mot si joyeux :
fiancés. C*est-àdire, le nœud qui
enchaîne nos cœurs, sans les unir
cependant ; la coupe sans les lèvres ; le
rêve , sans la réalité ; le flacon sans
Tivresse ; un amour fantôme. Car une
union entre nous n'est pas possible. Non,
vraiment, quand j'énumère les obstacles
qui se dressent sur notre chemin, je n'en-
23
258 Les Eibaud
trevois pas les moyens do les vaincre. Il
y aura toujours une voix, un souvenir,
une plainte, quelque chose d'inexorable
enfin, qu'il ne sera jamais possible, il me
semble, de faire taire.
Mais qu'importe, si ce qui m'arrive est
plus fort que ma volonté, ma conscience
est restée droite ; et je ne veux à Tavenir
faillir à aucun des devoirs qu'on m'im-
posera pourvu qu'on me laisse mon
amour, seulement mon amour.
Y a-t-il toujours ainsi des compensa-
tions ? Après le bonheur, le malheur ;
après la joie, la douleur; après les sourires,
les larmes. Et si la compensation est
complète, qu'elles seront donc lugubres,
les heures qui correspondront à celles si
heureuses, si suaves, si complètement se-
reines que j'ai, jusqu'à ces derniers jours,
vécues.
Le$ Bihaud 259
J'avais pourtant fait de beaux rêves, é.
Quand, à force de me raidir contre tout
ce qui m'environne, de me débattre contre
le cauchemar qui m'obsède, il me vient
quelques idées nettes, je ne fais que
tomber dans d'autres angoisses.
Tout est calme, d'un calme effrayant,
aujourd'hui, autour de moi. Je n'entends
pas même voler une mouche, et, cependant,
à travers les murs, de très loin, je m'ima-
gine à chaque minute surprendre des
coups de fusil, des coups de canon, qui
me font sursauter.
Non, ce n'est pas absolument affaire
d'imagination. On se bat aujourd'hui
quelque part. C'est vrai que les coups de
feu résonnent, que les balles sifflent, que
le sang coule.
Comment suis- je donc faite pour que
cette chose monstrueuse : la guerre, n'é-
260 Les Ribaud
touffe pas entièrement les sentiments de
folle passion de mon cœur ? Ou plutôt,
comment Tamour est-il constitué qu'il
résiste à tout autre sentiment ? Car, dans
tout le désordre de mes idées, une chose
reste encore nette, mon amour.
Et quand j'entends éclater à mon
oreille ces imaginaires coups de fusil,
mon cœur bat plus vite et plus fort à
chaque détonation ; j en subis comme un
choc qui me secoue, comme si j'étais
atteinte par les balles moi-même.
" Franc, loyal, brave, généreux, si je
puis être tout ça, m'a-t-il dit, je vous
obéirai."
Et, comme j'insistais, il a ajouté : Je
trouverai le moyen.
J'ai peur, maintenant, de ce moyen. Il
me semble qu'en disant ça, il me faisait
le sacrifice de sa vie. Mon Dieu, en lui
Les Bibaud 261
demandaDt de ne point se battre, de ne
point se défendre, après tout, est-ce que
ce n'était pas, vraiment, lui demander de
se faire tuer ?
De cette manière, il restait à ses yeux :
franc, loyal, brave, généreux...
D'ailleurs, l'abîme qui est entre nous
nous sépare t-il moins que la mort ? N'y
ai-je pas songé moi-même à mourir ?
N'est-ce pas à celui qui échappera aux
jours sombres qui se préparent que la
Providence accordera la meilleure grâce ?
Mais non, il vivra ; je lui ai donné mon
cœur et ma vie, il les a acceptés, il n'a
pas le droit de me les remettre si tôt.
Ah 1 qu'il m'en a coûté, ce matin, de ré-
sister à la curiosité de voir défiler les trou-
pes, de le regarder, lui... Peut-être c'eut
été la dernière fois... la dernière fois...
Non, je ne veux plus penser à ça...
262 Les Bihaud
26 novembre, 37.
Un rayon de soleil vient de traverser
mon âme.
Qu'il nous faut donc peu de choses, à
nous femmes, pour remonter notre cou-
rage. Faites pour la souffrance, nous
nous rattachons avec tant d'abandon à la
moindre consolation, que le plus léger
motif de joie nous fait oublier nos larmes
et nos tristesses et nous relèvent aussitôt.
Eien que d'avoir vu mon père reprendre
son ancien sourire, son môme air joyeux
et dégagé, il me semble qu'un coin du
ciel vient de s'ouvrir pour moi.
Toute la maisonnée s'en est d'ailleurs
ressentie de cette bonne gaieté. C'est
comme si tout le monde, mis au courant
des idées noires qui me poursuivent
Les Rihaud 263
depuis quelques jours, voulait répandre
une traînée de tendresses et de charmes
autour de moi.
Jusqu à mon pauvre vieux François qui
invente des folies, des naïvetés denfant
pour me faire rire. Oh ! je ne demande
pas mieux. Rire, c'est si bon.
Et puis, papa m'a parlé de tant de cho-
ses aujourd'hui : de sa course pitoyable à
Bouchervillo, de Pabbé Michaudin, d'une
promenade à Québec qu'il projette en ma
compagnie ; il a même parlé des soldats
anglais, pour lesquels il a eu un mot de
sincère louange :
— Il y a sans doute parmi eux de tristes
soldats, m'a-t-il dit, mais, en somme, ce
sont des braves
Ce témoignage m*a fortement surprise,
moins par la louange mitigée qu'il ren-
264 Les Rihayd
ferme qu'à cause de Theure où mon père
m'a fait cette étonnante déclaration.
Lui a-t-on parlé de la rencontre d'hier
entre les patriotes et les soldats ? A-t-il
su qui avait gagné la victoire ? Etait-ce
réellement pour reconnaître la bravoure
des Anglais ?... Yoilà autant de choses
qui m'intriguent et dont j'ai vainement
cherché à trouver la solution dans son
regard placide et tendre ,
Mais chacune de ses paroles, chacun de
ses sourires, dont je conserve l'empreinte
dans mon esprit, se traduisent immédia-
tement en autant de rayons d'espoir qui
viennent réconforter mon cœur.
Espérer ?... Vraiment, est-ce que je suis
flincère en écrivant ce mot, ou ne mo
fais-je pas illusion tout simplement ?
J'en ai tant subi, depuis quelque temps,
de ces renversements brusques qui m'ont
Les Mibaud 265
ballottée de la plus heureuse griserie à la
déception la plus amère, que je n'ose plus
ni croire ni espérer,
A quoi bon, d'ailleurs ? Y a-t-il un len-
demain aiTangeable à mon existence?...
Qu'importe, tant que mon amour me
restera, je combattrai, je m'y crampon-
nerai, et ce sera encore ma consolation,
la seule que je puisse désirer peut-être,
que de pouvoir aimer mon amour.
27 novembre, 37.
En effet, quatre heures, c'est le temps
que mon vieil ami, l'abbé Michaudin, con-
sacre au souvenir de ses ouailles défuntes ;
autrement, je l'aurais bien retenu plus
longtemps avec moi, mon brave curé.
266 Les Bîbaud
Il est le seul avec qui je ne me gêne pas
pour parler franchement de mon amour.
Il m'écoute d'une manière si sympathique.
Je le laisse lire jusqu'au plus profond de
ma pensée, sans rien cacher, sans rien
voiler ; je lui raconte tout... tout.
N'est-il pas le seul aussi qui m'ait dit :
" Aime-le, Madeleine, aime-le." Et son
timbre de voix pour me le dire, et son
regard, et son geste, tout renaît vivant et
réel, à chaque instant, dans mon esprit.
Aujourd'hui, il y avait la même exquise
bonté dans ses conseils, dans ses recom-
mandations paternelles : Sois forte, sois
courageuse, Madeleine, plus il y a loin de
la coupe aux lèvres, plus la liqueur en
est douce.
Alors, je lui ai raconté mon entrevue
avec Percival, l'engagement qu'il avait
pris envers moi.
Les Bihaud 267
— Ah ! oui, Madeleine, c'est trop beau,
trop généreux, ce dévouement mutuel,
Dieu le bénira... m*a-t-il répondu.
Moi, je lui aurais sauté au cou, tant ces
paroles m'enivraient de joie
— Espère, a-t-il repris, sois confiante, le
temps triomphe de tout, applanit tout ;
aucun baume ne lui est égal pour panser
les blessures. Eien ne lui résiste... Et qui
sait,... mon rôle aussi, à moi, n'est peut-
être pas terminé...
— Non, mon bon curé, il n'est pas ter-
miné, lui ai -je répondu... Yous voulez que
j'espère, j'espère ; vous m'avez tracé un
chemin que vous voulez me voir suivre...
je le suis ; vous m'avez tendu la main,...
alors, soutenez- moi, je vous prie.
— Je te soutiendrai, Madeleine...
C'est alors que la petite cloche de l'é-
glise est venue, à mon regret, interrompre
268 Les Eihaud
les sympathiques encouragements de mon
curé.
A Tentendre me parler ainsi, je me
sentais, petit à petit, revenir à la vie. Je
le jugeais mon complice et il me semblait
qu'il roulait do ses mains des pans de ro-
cher, des blocs de terre énormes qui com-
blaient peu à peu le gouffre que je vois
toujours béant entre Percival et moi.
Que ça m*a donc fait du bien, après les
tristes journées que je viens de passer.
Je n'entrevoyais point d'espoir possible
et voilà que tout à coup mon amour me
ressaisit plus violemment que jamais et
me met sous les yeux une route toute
nouvelle parée de fleurs et de verdure.
Oh ! bon abbé Michaudin, c'est vous
qui les répandez et les arrosez, ces fleurs !
Jamais la
Les Bibaud 269
— Qu'est-ce ? qu'entends-je ?
des roulements de tambour Mon
Dieu ! oui c'est le retour des sol-
dats Percival Oh I je cours
XIV
EETOUE DES SOLDATS
Ean... ran... ran... rataplan,... Ban...
ran... ran... rataplan...
C'était BOiird, c'était loin, ce bruit de
tambour.
Encore à Textrémité du village, derrière
les grands arbres, les hautes clôtures, les
maisons éparses, les hangars le pignon
Les Rihaud 271
snr le chemin, les soldats n'éiaient pas
visibles.
Mais on entendait : Ban... ran... ran...
rataplan...
Madeleine Tavait entendu aussi. Pour
elle, ces roulements n'eurent rien de
guerrier, rien d'effrayant. Ils lui rappe-
laient Percival, son capitaine Percival...
son Percy.
Toutes ses larmes s'étaient séchées subi-
tement ; plus d'idées noires, plus de déses-
pérances navrées, plus de soupirs doulou-
reux, plus rien ; rien dans son esprit, que
son amour.
Et, sa plume jetée avec une traînée de
gouttelettes d'encre, son cahier, le journal
de son cœur, abandonné large ouvert à
tous les regards, son fauteuil bousculé,
elle s'élance au dehors.
Malgré le temps humide et froid, Ma-
272 Les Bihaud
deleine ne s'aperçoit point qu'elle n'a
qu'une légère mante aux épaules, que des
escarpins aux pieds, qu'elle est presque
tête nue ; mais elle va quand même, em-
pressée, malgré le vent qui siffle et le
brouillard qui englue le trottoir.
Elle ne voit rien autour d'elle ; rien ne
résonne dans son oreille que ce ran...
ran... ran... rataplan, qui lui arrive
maintenant plus distinct de là-bas et lui
fait oublier tout le reste.
Les maisons blanchies à la chaux, les
arbres desséchés secoués en sifflant, les
carrés d'ombre allongés sur les madriers
par ce couchant hâtif et brumeux d'au-
tomne, défilent sans la distraire aucune-
ment de son idée ûxq. Elle va le revoir,
Percival, son fiancé, celui à qui elle s'est
si tendrement donnée, l'autre soir. Main-
tenant, surtout depuis que l'abbé Miehau-
Les Bihaud 273
din Tavait approuvée, encouragée, il lui
semble qu'elle l'aime encore davantage et
des mots isolés, des bouts de phrases sua-
ves, qu'elle goûte, s'échappent de ses
lèvres.
Ban... ran... ran... Elle se hâte, elle
veut se choisir un bon endroit. Oui, là,
sous l'orme, ça sera comme la première
fois... le dix-sept mai...
Cependant, à côté d'elle, en avant, en
arrière, c'est le même empressement effa-
ré, des bruits de pas inégaux, des appels
d'un côté de rue à l'autre, des voix qui se
croisent.
Ah I ce n'est pas une parade de fantai-
sie, cette fois, à laquelle va assister tout
le peuple de Chambly, c'est à un retour
de combat vrai.
Et quel combat. C'est déjà connu que
les patriotes ont été vaincus, à Saint-
24
274 Les Eibaud
Charles, par les soldats anglais. On en
parle avec des jurons dans la voix, en
attendant que le ran... ran... ran... se
rapproche, qu'on les voit enfin, ces fiers
soldats couverts de poudre... et de gloire
aussi.
— Ils se sont battus bravement, paraît-
il, dit quelqu'un auprès d'elle.
— Bravement,... ça n'est pas difficile
quand on a des bons fusils, répondit une
autre voix... Les vrais braves, ce senties
patriotes. Ils n'avaient pas d'autres armes
que leur courage, eux, et cependant...
— Ah I si les soldats ne les avaient pas
ménagés, vous auriez vu...
Madeleine, maintenant immobile sous
le mémo grand orme qui lui rappelle si
bien sa première rencontre avec Percival,
écoute.
Elle saisit cette bribe de conversation :
Les Rihaud 275
'' Si les soldats ne les avaient pas ména-
gés." Elle s'imagine reconnaître là-dedans
la générosité de Percival et il lui vient un
soupir de reconnaissance. Ah 1 oui, c'est
qu'il lui a obéi, qu'il a voulu diminuer la
distance qui les sépare. Comme ça la tente
de leur apprendre, à tous ces ingrats qui
piétinent nerveusement autour d'elle, de
leur crier, dans un sentiment de bonheur
et d'orgueil : " C'est le capitaine Smith,
mon Percival, mon fiancé, qui les a proe
tégés, nos patriotes ;... c'est parce qu'il
m'aime, c'est parce que je l'aime. Vous
allez le voir bientôt passer à cheval...
vous allez voir comme il est beau, comme
ê
il est fier, et vous l'admirerez et vous
l'aimerez autant que moi "...
Ean... ran... ran... rataplan...
Tout à coup il se fit une bousculade, une
ondulation de dos, et tous les regards se
276 Les Rihaud
perdirent dans la même direction. Dans
une échappée de lumière entre les mai-
sons, on distinguait les habits rouges, les
baïonnettes luisantes des soldats qui s'a-
vançaient en défilant lentement.
Bien des fois, les habitants de Chambly
les avaient vus faire leurs marches et
contre-marches dans les rues du village,
sans en ressentir le moindre sentiment de
curiosité. Les enfants seuls, éblouis par
le scintillement des armes, s'arrêtaient
pour les regarder passer.
Mais aujourd'hui, à ce lendemain de
victoire, de victoire sur les siens, c'est par
pelotons nombreux et émus que la popu-
lation se masse à l'angle des chemins, le
long des trottoirs, sur les balcons, aux
portes, partout...
Ban... ran... ran... rataplan... Ce sont
eux,... les voilà...
Les Rihaud 277
Madeleine se tient parmi la foule. Elle
ne sent pas qu'elle grelotte de froid autant
que d'émotion. Son regard ne cherche
qu'un Tisage, son esprit ne s'attache qu'à
un nom.
Ils défilent deux par deux, les soldats,
lentement, silencieusement.
Madeleine ne les voit pas. Ses yeux se
portent au-dessus d'eux. Elle cherche
quelqu'un à cheval, quelqu'un de grand,
quelqu'un de beau, avec des épaulettes
dorées, un costume soutaché, des éperons,
une belle épée au côté... quelqu'un qui
s'appelle Percival et qu'elle nomme Percy,
eu elle-même...
— Mais où est-il donc ? C'est vrai,
les capitaines... ils viennent après leurs
soldats,... pense-t-elle...
Et Madeleine se glisse, nerveuse, indif-
férente à tout ce qui l'entoure, ne se sou-
278 Les Bihaud
ciant ni de la boue du chemin, ni des
rangs pressés de la foule qu'elle bouscule ;
elle s'approche, elle veut être tout près,
pour quil la voit, pour quil la recon-
naisse. Elle veut elle aussi l'envelopper
d'un long regard de remerciement, — il
a été si généreux, son Percival, il Ta si
bien écoutée, — elle veut lui prourer
qu'elle l'aime toujours, toujours...
— Ah !... les officiers, se dit-elle, en se
dressant tout émue sur la pointe des
pieds... le capitaine... Percival 1... oh 1 le
voilà... et elle se prépare-
Mais livide, sans un souffle, secouée
d'un spasme affreux, Madeleine était tom-
bée foudroyée.
Ce n'était pas lui...
Les Rihaud 2*79
— Madeleine ! fit aussitôt une voix
étranglée à côté d'elle... Madeleine I... Et
celui qui venait de rappeler ainsi la soule-
vait dans ses bras, cherchait, par des ca-
resses et des paroles douces, à la tirer de
son inconscience.
— ^Madeleine I reprit-il, parle-moi.
Et comme elle no donnait aucune ré-
ponse, aucun signe de vie même, il enleva
sa longue redingote râpée et Tétendit sur
elle.
Puis tout bas :
— Tu ne veux donc pas répondre à ton
vieux François, Madeleine ?... Il t'aime
bien, va...
Celle-ci parut faire un effort pour arti-
culer un mot, mais elle ne le put. Alors
François se peacha sur elle, Tentoura de
ses bras, et, la soutenant comme un en-
fant, il rapporta, toujours enveloppée
280 Les Rihaud
de sa redingote, jusqu'à la maison de son
père.
En apercevant sa fille méconnaissable,
comme morte, entre les mains de Fran-
çois, le docteur Bîbaud n*eut qu'un cri de
stupeur et d'émotion douloureuse :
— Qu'est-ce qu'il y a, François ?... Que
s'est il passé ?...
Celui-ci n'osa point répondre.
Mais dis donc, grand Dieu I... reprît-il
tout eifaré, qu'est-il arrivé à Madeleine ?
— Elle assistait au retour des soldats,
vous savez... et il ackeva sa phrase dans
un geste de pitié.
Le docteur fit à son tour un mouve-
ment d'épaule qui traduisait toute son
angoisse et les deux hommes oppressés,
consternés, se regardèrent longuement,
sans rien se dire.
Il venait de se faire entre eux une com-
Zes Bibaud 281
munioation mystérieuse plus clairement
exprimée par leurs yeux que par n'im-
porte quel dialogue.
François avait doucement déposé Made-
leine sur un largo divan ; il avait enlevé
la redingote dont il l'avait couverte, et
maintenant, discrètement, avec une ex-
pression de figure qui voulait dire :
" Puisque nous avons tué Vautre, il faut
au moins sauver celle-ci/' il se retira dans
un coin de la chambre.
Le docteur parut comprendre cette
muette conversation. Oh I oui sauvons-la,
se murmura-t-il. Et subitement revenu
du choc terrible — si gros de conséquences
entrevues, si chargé de dangers mena-
çants pour Madeleine — qui le terrifiait en
sa qualité de père, il sentit se réveiller
tout son dévouement et tout son zèle de
médecin.
25
282 Les Sibaud
Il s'approcha de Madeleine, lui prit le
pouls, Técouta respirer... Ah ! que son
pouls et sa respiration étaient rapides...
Il courut précipitamment chercher un
flacon d'éther, une cuiller, prépara une
potion qu il essaya de faire pénétrer enti*e
les dents serrées de son enfant ; ce fut
inutilement ; elle en absorba à peine
quelques gouttes. Le docteur Bibaud
eut un froncement de sourcil qui indiquait
sa mortelle inquiétude.
C'était sa Madeleine adorée qui était là
devant lui, les cheveux épars, Tœil atone,
la figure convulsée, sans un mot, sans
un signe qui répondit aux caresses dont
il l'enveloppait.
— Aide-moi, François, dit-il, un sanglot
prêt à éclater dans la voix. Soutiens ses
épaules, nous allons la transporter dans
8a chambre.
Les Aihaud 283
Et ils renlovèrent tous deux, à travers
le corridor, le long escalier, les portos
violemment ouvertes du pied, jusque sur
son lit.
Auprès d'elle, le docteur Bibaud s'était
écrasé dans un fauteuil, de nouveau
abattu sous le malheur subît qui le
frappait. Il avait mal prévu, mal calculé
la violence du coup qu'il avait lui-môme
préparé et un flot de sentiments con-
tradictoires le jeta dans un chaos où,
pêle-mêle, luttaient cependant encore et
son amour de père et sa tendresse et son
orgueil et sa fierté.
D'un mouvement de tête il mit fin à ces
pensées ; il avait autre chose à faire que
de songer ; il lui fallait réveiller Made-
leine, la rappeler à la vie, lui redonner son
sourire et sa lucidité d'esprit.
Il se pencha sur elle, toucha ses tempes
284 Les Eibaud
déjà enfiévrées, palpa son front brûlant et
tout bas à son oreille, tendrement, comme
pour lui annoncer quelque chose d'heu-
reux : Hé I Madeleine, écoute-moi... ouvre
les yeux, Madeleine... parle-moi?...
Oh I elle était loin de pouvoir parler,
la pauvre ; mais sa figure, ses traits
détendus maintenant, ses lèvres pâles,
minces, collées aux dents, cette fissure
nacrée des paupières, en répondirent long
à l'œil exercé de son père. Non, pas
cette réponse-là. Il ne veut pas la lire
mais l'entendre la réponse de Madeleine,
et il se reprend à l'interroger, à la secouer
légèrement ; il lui fait respirer des solu-
tions à odeur acre, lui met des compresses
glacées sur la tête, puis il lui parle
encore :
— C'est ton père, Madeleine !... tu
m'entends bien, n'est-ce pas ?...ton père...
Les Ribaud 285
Celle-ci eut un long soupir saccadé,
quelque chose du râle et du hoquet, et
elle se retourna sur son lit. Le docteur
ne voulut point laisser éteindre Téclair
qui avait probablement traversé le cer-
veau de son enfant ; il répéta :
— Madeleine !... Madeleine 1...
Cette fois, elle ouvrit deux yeux, deux
grands yeux qui se fixèrent un instant
sans expression dans le vide... et sa pau-
pière glissa de nouveau sur ce regard
sans vie.
Alors en levant la tête, le pauvre docteur
aperçut, à travers le scintillement de deux
larmes qui lui tremblaient aux cils, Fran-
çois, plus pâle que sa barbe de neige, ûgé
dans un abattement qui reprochait et de-
mandait grâce à la fois.
— Attends, dit-il sans regarder, je vais
te dépêcher la femme de chambre... je
286 Les Eibaud
cours préparer une médication, moi, et il
s'éloigna.
Pourquoi était-il, en réalité, si soudaine-
ment sorti de la chambre de sa fille, le doc-
teur Eibaud ? C'est qu'il avait eu peur.
Peur du regard cave et si triste de son
enfant, peur aussi du regard complice de
François constamment fixé sur lui. Il
étouffait et il s'était sauvé. Maintenant
assis dans son cabinet, il essuyait les perles
de sueur qui l'inondaient, respirait plus à
l'aise, comme allégé, en attendant que son
instinct de père le ramenât auprès du lit
de Madeleine. Ça ne tarda pas beaucoup.
Un pas rapide qu'il entendit au dessus
de sa tête réveilla ses inquiétudes. Il
écouta. L'angoisse comme la peur grossît
tout et les légers craquements imprimés
au plafond réveillèrent dans son esprit
toutes ses alarmes.
Les Bihaud 287
Et, roi*eîUe tendue, à pas sourds, il re-
monta auprès de Madeleine. Hélas ! si
rien ne s'était aggravé chez elle pendant
les quelques minutes qu'il s'était absenté,
rien aussi ne s'était amélioré. Elle con-
servait sa même respiration rapide et
sifflante, sa même expression consternée de
figure, sa même inconscience.
Le docteur Eibaud tenta de nouveau
de la tirer de sa torpeur. Il répéta ses
appels, reprit des accents suppliants, re-
nouvela ses caressantes tendresses, en
inventa d'autres ; ce fut inutilement.
— Mon Dieu ! dit-il, tout tremblant ; et,
incapable de supporter la vue de ce spec-
tacle qui lui saignait le cœur et le laissait
sans force, il redescendit.
Dès qu'il fut disparu, François essaya à
son tour :
— Madeleine ! Madeleine ! Tu sais bieni
288 Les Ribaud
les soldats... ils sont revenus.,. Ils sont
bien bons, va... Le capitaine... le capi-
taine... il est revenu, lui aussi... Percival...
écoute bien... Percival
Madeleine se retourna sur sa couche en
soupirant.
—Je l'aime bien... moi aussi... le capi-
taine Smith... Percival... continua- t-il.
Un sourire lugubre voltigea sur les
lèvres de Madelene et pendant une seconde
elle ouvrit les yeux. Ce nom avait tra-
versé son cerveau,
— Tu entends... Percival... le capitaine
Percival
Elle eut comme un frémissement de
lèvres imperceptible ; puis, d'une manière
incohérente, elle marmotta: Non... non...
il ne s'est pas battu... je vais le dire à mon
père... non... pas de sang...
— Veux-tu le voir, Percival ? reprit
Les Rihaud 289
François d'une voix rauque et suffoquée,
réponds-moi... tu te rappelles, mainte-
nant...
— Ah I c'est vous, mon père... Hâtons-
nous, c^est le roulement des tambours...
— ^Ecoute donc, Madeleine ;... pense...
comprends... le roulement des tambours,
ce sont les soldats qui... reviennent......
— Oui . . . oui . . . courons-y. . . Vous allez
voir s'il est... beau...
— C'est Percival qui est beau, hein ?
Madeleine.
— ...Percival... Percival... et elle se
souleva du coude sur son lit... Percival...
reprit-elle au bout d'un moment...
— Oui, Percival... continua François ;
sou viens- toi...
Elle roula un regard égaré autour de sa
chambre, plissa son front comme pour en
290 Les Bihaud
faire jaillir une idée, puis, fixant tout à
coup François assis à son côté :
— Oh ! mon Dieu I ... cria-t-elle avec un
gémissement de douleur, et elle retomba
lourdement.
XV
ANGOISSES ET DOULEURS
Oh I la maladie au foyer, quelle tris-
tesse !
Le docteur Eibaud, dans sa longue ex-
périence de médecin, avait côtoyé bien des
malheurs, assisté à beaucoup de scènes
navrantes, vu couler bien des larmes, et il
n'y était pas resté indifférent, sans doute ;
292 Les Eibaud
mais quel changement ce fut pour lui
d'endurer ces angoisses pour son propre
compte.
Depuis vingt-quatre heures, la fièvre le
brûlait presqu'à l'égal de Madeleine. Tout
l'épouvantait, tout l'oppressait dans la
maison. Ces voix et ces pas en sourdine
des domestiques, les chocs des verres à
potions, les chuchotements inquiets, les
gestes navrés dos visiteurs, les portes fer-
mées doucement, puis cette crainte mor-
telle qui l'étranglait subitement en cons-
tatant chez Madeleine une menace d'ag-
gravation de la fièvre, du pouls, — toutes
ces choses l'écrasaient et le laissaient sans
la moindre énergie.
Mais, en même temps, quel soulage-
ment, quel dégonflement de poitrine il
avait, quand, comptant tout bas sur son
vieux chronomètre niellé : un, deux, trois,
Les Bibaud 293
quatre, cinq, six, il concluait à une amé-
lioration des symptômes.
Il vivait ainsi, dans des alternatives de
consolation et de découragement, suivant
les indications que lui donnait le pouls ou
la fièvre de Madeleine.
Pendant ce temps-là, celle-ci, toujours
étendue sur son lit blanc, laisse entendre
un soupir, un gémissement, ouvre tantôt
un œil, se retourne sur elle-même, mur-
mure des lambeaux de phrases délirantes
où se mêlent, dans une divagation com-
plète, des noms, des mots dont elle
embrouille et tronque les syllabes.
Oq voit cependant qu'il se fait un tra-
vail dans son cei'^^eau à ses négations de
têtes, ses gestes qui appellent ou repous-
sent, ses mouvements de lèvres, tantôt
caressants, tantôt suppliants, qu'épie
anxieusement son père assis auprès d'elle.
294 Les Eihaud
— Souifres-tu ? lui demanda-t-il, tout
bas.
Elle fit signe que oui.
— Où souffres-tu ? reprit-il.
Elle montra son front.
— Tu as mal à la tête ?... hein ?... Me
reconnais-tu, maintenant ?... Begarde-
moi...
— Oui... Ah !... les tambours... cours
vite... tu le guériras, toi,... tu es si bon ;...
lui aussi est si bon... Les voilà...
Le docteur eut un fï*oncement de sour-
cils.
Encore,... toujours,... murmura-t-il,...
pauvre Madeleine,... comme elle l'ai-
mait,... et il se mit à réfléchir profondé-
ment.
Qu'il avait donc durement payé les
moments de bonheur qu'il avait eus dans
sa vie. Comme tout lui avait menti. Il
Les Bihaud 295
s'était fait un point d'orgueil et d'hon-
neur d'aimer sa famille et son pays ; ces
sentiments si nobles, qu'il avait fièrement
affichés, lui avaient menti comme le reste.
Sa torture avait été plus douloureuse, ses
angoisses plus poignantes, le fiel bu plus
amer, justement parce que son cœur avait
été meilleur, son âme plus généreuse, son
patriotisme plus ardent.
Sa conscience ne lui reprochait rien,
non, rien,... pas même la mort de Perci-
val. Il souffrait horriblement de la maladie
de sa fille ; il n'avait pas dormi un seul
instant durant les quarante heures, lon-
gues comme des années, qu'il venait, le
cœur tenaillé par l'angoisse, de passer
auprès d'elle, et pourtant,... s'il ne pouvait
rien se rappeler, rien revoir sans frémir
de la scène de là-bas, dont le tableau
lui traversait si souvent Tesprit dans un
296 Les Bibaud
éclair, — il n'éprouvait ni regret ni
remords.
Il combattait constamment pour oublier
le rapport qu*il y avait entre ces deux
noms : Madeleine et Percival. Car il ne
voulait point, en s'accusant avec larmes
du sort pénible de sa fille, envelopper
dans la même douleur le sort du capitaine
anglais.
Ce qu'il avait fait avait eu un contre-
coup très rude. C'était bien triste pour
Madeleine,... mais pour Gabriel?... Et
ceci le consolait.
Une plainte, lentement soupirée, le tira
de ses réflexions.
— Tu n'es pas mieux, Madeleine ?...
Parle-moi donc,... à moi, ton père... ton
père.
— Je t'aime bien,... ouij... si tu vou-
Les Bibaud . 297 .
lais, tu le ressusciterais... Il s*est laissé
tuer sans défense...
— A quoi songes-tu?... Qui est-ce qui
est mort sans défense ?... Béponds-moi...
— Cours,... cours,... le voilà,... couvert
de sang, reprit-elle, en faisant un effort
pour se soulever
— Ne bouge pas,... tu es trop faible,
Madeleine ; tiens, recouche-toi ; et de
ses mains tremblantes, comme on dé-
pose dans son berceau un enfant endormi,
qu'on caresse et qu'on berce encore, il lui
plaça la tête sur Toreiller, la recouvrit
avec mille précautions puis il l'embrassa
longuement.
Tout à coup, un pas dans Tescalier, un
frappement léger, une poussée de porte, et
tout de suite, la figure bouleversée de
Tabbé Michaudin fit son apparition.
26
298 Les Bibaud
— Mon Dieu, je ne fais que d'apprendre
et j 'accours... Est-ce sérieux, Bibaud ?
— Sérieux comme dans tous les cas où
le cerveau est en jeu...
— Comment expliques-tu cette maladie
soudaine ?
Le docteur eut envie de tout avouer
franchement, mais il crut remarquer
un reproche tout prêt à s*échapper des
lèvres de son ami et il s'arrêta à mi-che-
min dans sa réponse :
— Mon cher curé, même morts, ils
savent encore m'atteindre, dit-il, en pas-
sant sa main, dans un mouvement de
caresse, sur le front de Madeleine... Le
capitaine Smith n'est pas revenu, lui, avec
les autres soldats... et... tu vois...
— Que veux- tu dire, Eibaud ? Percival
est-il mort ? reprit l'abbé, anxieusement.
Les Ribaud 299
— Chut I fit le docteur, sans répondre,
en désignant sa fille du doigt.
Le bon vieux curé resta tout rêveur.
Au bout d'un moment, il continua :
— Ah I Bibaud, tu as souffert, tu as
pleuré, dis-tu ? moins qu'elle, cependant.
Et ce qui se passe est peut-être le miracle
qu'elle avait un jour demandé à Dieu :
celui de briser Tamour qui rattachait à
Percival... Tu ne sais pas, toi, <^mme elle
Taimait. Il n'y avait vraiment que la
mort pour les désunir... Qui sait ? peut-
être même que la mort, au lieu de les
désunir, va les réunir de nouveau plus
étroitement que jamais, acheva-t-il, com-
me en lui-même.
— Mîchaudin... ne me parle pas ainsi ;
tu m'épouvantes...
Le docteur avait dit ces mots d'une
300 Les Eihaud
voix vibrante d'émotion, comme pour un
appel suppliant.
Madeleine sursauta sur sa couche. Elle
regarda vaguement autour d'elle, fit un
effort pour se ressaisir et, apercevant
l'abbé Michaudin debout à ses pieds, il
parut se faire une lucidité passagère dans
son esprit :
— Mon bon curé,... hélas ! non, ça ne se
brise jamais... vous me l'aviez bien dit...
Mais sauvez-le donc, vous, sauvez-le... ils
vont le tuer... allez vite. ..Elle acheva dans
un marmottage inintelligible ; la divaga-
tion l'avait déjà reprise.
—Pauvre enfant ! soupira le curé, et
moi qui l'avais approuvée ;.. . oui, approu-
vée ;... entends-tu, Eibaud ? Toi-même,
en la voyant se débattre avec tant de
générosité et d'esprit de sacrifice pour
Le% Sibaud 301
éteindre l'amour qui la consumait malgré
elle, tu l'aurais aussi approuvée.
— Y songes-tu, Michaudin? reprit le
docteur.
— C'est justement parce que j'y songe
que je te le dis. Le pardon est encore
plus grand et plus beau que la vengeance,
vois-tu.
— ^La dignité est aussi plus grande et
plus belle que la bassesse.
— La dignité,... ah! la dignité, elle est
là, dans le cœur, Bibaud. J'ai combattu,
j'ai été, comme toi, révolté de cet amour
que je sentais grandir chez Madeleine ; ce
que tu as enduré, je l'ai enduré. Mais de
l'avoir vue, un jour, si résignée, si sup-
pliante, si douloureusement triste, si com-
plètement écrasée, je me suis demandé
laquelle était vraiment plus admirable :
ou sa dignité de fille qui souflFre, se raidit
302 Les Bibaud
et se tord sous le poids de son amour
qu'elle traîne comme un boulet dont elle
ne peut briser la chaîne, ou ta dignité de
père, qui se débat entre ton oi'gueil de
patriote, ton honneur et ta susceptibilité
de race et de famille. Et, quand j'ai su
combien il était fier et honorable, le jeune
homme que Madeleine voulait, avec une
résignation si généreuse, arracher de son
cœur, je lui ai dit : Madeleine, aime-le.
— Sans penser à son grand-père et son
frère tués, à sa race écrasée, au mépris
qui couvrirait son nom et le mien ?,..
— J'ai pensé qu'elle aimait, Bibaud...
J'ai pensé aussi que briser son amour
serait peut-être en même temps briser sa
vie,... et tu vois...
— Je t'en prie, Michaudin, épargne-
moi, soupira le docteur.
Le vieux euré fixa sur lui son regard.
Les Rihaud 303
Il le vit si bouleversé, la bouche crispée
comme pour un sanglot, avec une expres-
sion de figure si terrifiée, qu'il demanda,
étonné :
— Mais qu'as-tu donc, Eibaud ?
Celui-ci resta muet, le front baissé, hon-
teux comme un enfant, sous l'œil interro-
gateur de son ami. L'abbé Michaudin se
sentit gêné lui-même. Il refit à rebours
les dernières phrases qu'ils venaient d'é-
changer tous les deux et à mesure qu'elles
défilaient dans son es])rit, mêlées à un fiot
de réflexions réveillées pêle-mêle, son
front se rembrunit peu à peu.
Tout à coup, il subit une secousse de
tous ses nerfs et, haletant, son regard
profondément enfoncé dans celui de Ei-
baud dont il s'était rapproché, tout bas,
pour que Madeleine n'entende point :
—C'est toi, qui l'as tué, n'est-ce pas?
304 Les Ribaud
Le curé n'avait prononcé aucun nom,
seulement : **qui L*astué." Et ceci voulait
dire : le capitaine Smith, Percival, le
fiancé de ta fille, celui pour lequelelle se
meurt. Il continua :
— Je comprends ton angoisse et ta dou-
leur. En tuant Percival, ta balle, dans un
terrible ricochet, a du même coup dange-
reusement atteint Madeleine... Pauvres
enfants!... Voilà que je les plains tous
les deux ;... tous les trois, plutôt,... car je
te plains, toi aussi.
— Grâce, mon ami. Ah ! ne m'accuse
pas des souffrances de Madeleine... Je
n'ai voulu faire que mon devoir.
— Ton devoir,... en es-tu bien sûr,
Eibaud ? Puis, en quoi avait- il manqué au
sien, celui que Madeleine devait, il me
semble, protéger à tes yeux comme un
rempart ?
Les Bibaud 305
— Michaudin... comment me parles-tu ?
— Je te parle en homme de cœur. Je
sais pardonner.
Le docteur deyînt pâle sous l'interro-
gatoire sévère et solennel du curé :
— Eh I bien, oui, reprit-il tout à coup,
je Tai tué, franchement, loyalement, et
c'est heureux ; car qui sait, grand Dieu,
jusqu'à quel degré tu aurais pu, en en
appelant à mon amour pour ma fille, me
faire oublier l'orgueil de mon nom, la
dignité de ma race.
Et sans écouter il se précipita à genoux
à côté du lit de Madeleine, comme pour
lui demander pardon pour ce qu'il venait
de dire.
— Viens, dit simplement l'abbé Michau-
din ; et il l'entraîna hors de la chambre.
27
XVI
DOOTBUE ET CUEÉ
— Tiens, c'est toi, papa ?
— Oui, Madeleine... Souffres-tu toigours
autant ?
— Je ne sais,... je suis si perdue,... la
tête si en déroute... Est-ce que je suis
malade, papa ? Ah ! oui,... je suis
bien malade. ••
Les Rihaud 307
C'est Madeleine qui revient, petit à
petit, de sa violente commotion cérébrale.
Mais à celle-ci succède une prostration
générale accompagnée d'une élévation de
température dont le pronostic inquiète
gravement le docteur Bibaud.
Ce qu'elle gagne en intelligence, elle le
perd en force. Elle avait tout oublié dans
sa soudaine torpeur d'esprit ; maintenant,
à mesure que le jour se fait, elle comprend
trop et c'est une autre souffrance qui
l'étreint.
Depuis trois jours, ce changement s'o-
père graduellement chez Madeleine, et son
père, qui la veille constamment, feuillette
ses auteurs de médecine, cherche, prépare
mille médications différentes pour enrayer
le mal, mais il sait bien en lui-même que
la thérapeutique a fort peu à faire dans
de semblables cas.
308 Les Bibaud
Ces blessures profondes du cœur ne se
guérissent pas par les moyens ordinaires
chez des sensitives telles que Madeleine.
Dans sa douce et naïve résignation elle
avait fait le sacrifice de toutes ses illusions,
de tous ses rêves. Elle n'avait souhaité
qu'une chose : aimer... aimer comme ça,
simplement, sans ambition, sans espoir.
Et cette seule chose, qui devait être sa
consolation, lui était tout à coup si bru-
talement enlevée...
Et, chaque fois qu'une intermittence de
lucidité d'esprit le lui rappelle, elle en
reçoit comme d immenses coups de massue
qui la broient.
Son père suit en même temps le travûl
de termite qui la ronge intérieurement.
U sue à grosses gouttes dans ses inutiles
efforts pour la ramener à sa première
gaieté, à son ancien état de santé. Tou
Les Bibaud 309
jours la même fièvre la mine, tojuours le
même épuisement l'abat.
— Si j'avais su... se dit-il parfois ; mais
d'une négation de tête il interrompt la
phrase commencée.
Et il se remet à compulser ses livres
dont les gravures, comme autant de ma-
lades vivants, défilent sous son œil expé-
rimenté.
Non, le remède à la. maladie de Made-
leine n'est pas là. Il repousse les volumes
empilés devant lui, bouche les bouteilles
ouvertes distribuées partout, puis, sans
un mot il se jette dans un fauteuil, com-
plètement découragé.
Bientôt— toc, toc, très doux à la porte de
la chambre.
— C est toi, François ?
— Oui, monsieur, répondit-il, et sa main
tremblante glissée dans Tentrebaillement
310 Les Bibaud
présenta une lettre que le docteur alla
recevoir.
Celui-ci, d'un mouvement exerce du
pouce, ôt sauter le cachet et il tira une
carte élégante et très correcte.
Il resta terrifié, secouant l'enveloppe
sous ses doigts frémissants, la figui'e
bouleversée, le regard vague cloué sur le
lit de Madeleine
La carte portait :
Pbroival Smith
Fort Ghambly.
— Percival Smith... Percival... vivant,..
Il jette un cri : François ! qui réveille
Madeleine. Dors, dit il, et les doigts
crispés sur le carré de papier qu'il tient à
la main, il s'élance à la poursuite de son
vieux domestique... François, crie-t-il de
nouveau du couloir.
Les JRibaud 311
Une voix haletante, entrecoupée par
l'émotion lui répondit,
— Qui t'a remis ça, François, reprend
le docteur.
— Lui... le capitaine Smith... Il s'est
informé de la santé de mademoiselle
Eibaud, puis il a déposé sa carte.
— Lui-même ?
— Lui même.
— Mais alors ?... Celui qu'on a... là-
bas...
François, encore pâle et bouleversé de
l'apparition si inattendue de Percival,
haussa les épaules dans une mimique qui
peignait tout son ahurissement, et, sans
répondre à la question de son maître,
ajouta simplement : '^ Madeleine sera si
contente," et il disparut.
Oui, *^ si contente "... Il Test presque
312 Les Sibaud
lui-même le docteur Bibaud, maintenalit
que, revenu de la surprise où Ta jeté
cette quasi résurrection du capitaine
Smith, il songe au salut de i!i£adeleino.
Mais à travers les lueurs de consolation
qui illuminent son front, des idées sombres
viennent se glisser qui le rembrunissent
bientôt. Il lui semble qu'il se débat dans
un cauchemar où tout s*embrouille dans
une confusion impénétrable.
Les tortures d*âme qu'il vient d'endurer
s'effacent devant d'autres tortures.
Tout à l'heure, Percival n'existait point.
11 l'avait vu étendu, mort, porté comme
une chose quelconque sur un brancard
et ce tableau qu'il ne pouvait séparer de
la maladie de Madeleine, l'avait durement
fait souffrir. Maintenant, qu'il se le re-
présente vivant, levé de son brancard,
encore uni à Madeleine dans son esprit,
Les Ribaud 313
c est un autre ordre de souffrances qui
Tétreint.
— Faut-il donc que cette race s'acharne
éternellement à s'emparer de la vie de
chacun des miens ? se murmure- t-il, le
poing secoué dans un geste de découra-
gement... Tiens, te voilà Mîchaudin ?...
Il n*avait pas encore aperçu le curé,
debout auprès de lui, qui l'examinait.
— Et Madeleine ? demanda 1 abbé.
— A peu près dans le même état... En
effet, tu ne sais pas... le capitaine...
— Oui, je sais... Est-ce que Madeleine le
sait aussi ?... Ecoute- moi, Eibaud, il faiit
que tu la sauves à n'importe quel prix...
Aucun sacrifice d'orgueil ou d'amour-
propre ne doit te coûter, tu entends ?
— Oui, j'entends et j'ai peur de com-
prendre ce que tes paroles peuvent signi-
fier.
314 Les Rihaud
Elles signifient peut- être le salut de
Madeleine... C'est une main que nous ne
voyons pas qui a dirigé les événements de
ces derniers jours, n'essaie pas de te subs-
tituer à elle.
Le docteur leva un regard égaré sur le
curé :
— Crois-tu à la fatalité, toi ?
— Je crois en Dieu.
— Tu crois donc que c'est Dieu qui
durant trois générations, nous jette, de ma
famille, un à un, morts ou vivants, aux
mains des Anglais ? Ceux qui ont résisté,
ils les ont tués... Ceux dont ils n'ont pu
prendre la vio, ils leur prennent le cœur,
autre genre de mort. Car ma famille
sera-t-elle moins éteinte, moins disparue,
quand, au lieu de la vie, ils auront efElaoé
jusqu'aux traces de son nom ? L'orgueil
de ma race sera-t-il moins humilié, quand
Les Rihaud 315
mes compatriotes verront mes petit- fils
abandonner leur langue pour parler an-
glais ?
— Autant que toi, Eibaud, je suis pa-
triote, autant que toi j'aime ma nationalité,
autant que toi je demande le triomphe des
miens, mais en parlant comme tu parles,
je croirais faire mentir mes sentiments de
catholique que je place en dehors et au-
dessus de tout autre sentiment.
— Tu crois ? Michaudin. Mais ce que
tu veux admettre est épouvantable. Tu
n'as qu'une paternité de fiction, moi, j'ai
une paternité vraie ; la tienne s'étend sur
mille personnes, tes ouailles ; la mienne
se résume à Madeleine, ma fille ; dans ces
conditions ton cœur ne peut être boiî
juge ; mais je te demanderai cependant :
est-ce qu'en donnant ma fille à Percival
Smith, ce ne serait pas outrager la mé-
316 Les Rihaud
moire de ce généreux enfant qui repose à
trois pas d*ici et dont on entendrait le cri
de révolte peut-être, si on écoutait ?
Voyons, dis.
L'abbé ressentit bien la justesse de l'a-
postrophe et ne répondit rien.
— Ah ! tu ne réponds pas,... mais ré-
ponds donc ?... Smith, c'est un autre
Henshaw, de même sang et de môme
race et tu veux, toi Michaudin, toi mon
ami, tu veux que je cueille pour Made-
leine des fleurs d'oranger aux cyprès de
Gabriel ?
— Eibaud ! s'exclama simplement le
vieux curé.
— Ce sont tes sentiments de catholique
et de chrétien que tu m'opposes Mais
Dieu lui-même. Dieu le père, le même
grand Dieu dont tu as invoqué le pardon
sur Gabriel mourant, n'a-t-il pas proscrit
Les Rihaud 317
et maudit toute la race des bourreaux qui
avaient crucifié son fils ?
— Eibaud ! répéta le curé d'une voix
suppliante.
— Non, non... Mon Dieu ! continua le
docteur sourdement, le front dans les
mains... Je n ai donc pas assez souffert...
je n'ai donc pas vidé le calice jusqu'au
fond... si toutes ces souffrances et ces
amertumes pouvaient être pour moi seul,
au moins, que m'importerait ? Je me sen-
tirais consolé et courageux... Mais pour
elle, pour Madeleine...
— Est-ce que je n 'ai pas toujours pris
une part de tes douleurs, Eibaud ? Eh !
bien, nous serons encore deux.
— Oh ! je savais bien que tu m'approu-
vais.
Et le vieux docteur eut comme un
sourire.
318 Les Mibaud
— Pourtant, non, je ne t'approuve pas,
reprit gravement l'abbé Michaudîn. Tu
prises bien haut tes sentiments de
loyauté, de générosité, d'honneur, de di-
gnité, d orgueil, eh 1 bien, j'en connais de
plus beaux et de plus élevés que les tiens.
Eibaad était pensif.
— C'est parce qu'il a été plus digne, plus
loyal, plus généreux que toi, Bibaud,
que Percival Smith a pu échapper à tes
balles et venir t'offrir aujourd'hui, do la
même main qu'il avait désarmée à la sup-
plication de Madeleine, la preuve de sa
sympathie.
—Que veux-tu dire demanda le docteur
stupéfié.
— Ah 1 tu avais visé juste et je com-
prends ton agitation en apprenant que
Percival est encore vivant... car il n'est
pas revenu, lui... le capitaine de là-bas.
Les Rihaud 319
— Hein I fit-il.
— Oui, tu avais bien fait ton calcul,
mais Dieu avait calculé autrement.
Eibaud regardait le curé avec des
grands yeux étonnés.
— Tu aimes ça les beaux sentiments,
continua- t-il, eh ! bien, écoute : Pendant
que tu préparais des plans pour tuer
Percival, celui-ci en préparait d'autres
pour te sauver ; pendant que tu armais
ta main , lui désarmait la sienne. Sans
te soucier du bonheur de Madeleine tu
allais t*embusquer pour mieux atteindre
Percival ; lui, pendant ce temps là, par
pitié et par amour pour ta fille, pro-
mettait, entraîné par sa générosité d*âme,
de ne pas répandre le sang des patriotes,
les tiens.
Mais bientôt, pris d*une sensation d'é-
pouvante, il pensa : ** Tenir cette pro-
320 Les Eibaud
messe, c'est faillir à ma loyauté de soldat ;
ne pas la tenir, c'est tromper Madeleine."
C'est alors que, pour rester fidèle à son
amour et à son devoir, il accepta l'expé-
dient honorable et chevaleresque proposé
par son ami Archie Lovell. " Prends
mon drapeau, lui avait-il dit et donne-moi
ton épée... Ah ! je sais encore commander,
va,... et puis je serais si orgueilleux de
mourir à la tête de ta compagnie." Et
Percival, le cœur serré, entendant encore
bruire à son oreille les accents si tristes
et si suppliants de Madeleine, lui avait
remis son épée en échange du drapeau.
— Que m'apprends-tu, Michaudin I...
celui que...
— Celui que tu as tué, Bibaud, celui que
tu as vu couché sur un brancard, c'est le
porte- drapeau... Comprends-tu comment
la Providence a arrangé les événements ?
Les Eihaud 321
Elle a sauvé Percival malgré toi et
presque malgré lui. Maintenant réfléchis.
Eéfléchis qu'il y avait d'un côté un An-
glais, Smith, de l'autre un Français,
Eibaud. Compare leurs sentiments et
leur conduite et décide qui à eu le dessous,
quelle race a été rapetissée dans cette
éventualité.
— Mon Dieu, Michaudin, aie pitié de
moi... tu me tortures.
— N'es-tu pas un peu la cause, toi, des
tortures de Madeleine ?
— Mais... Gabriel... Michaudin I... Ga-
briel... cria-t-il étouffant d'émotion et se
dressant tout droit en face de son ami.
— Ah I Gabriel, c'était un grand cœur...
Peut-être, en mourant, n'a-t-il pas re-
poussé, lui, les larmes de douloureuse
sympathie de Percival ?
— Tu veux donc... tu veux donc...
28
322 Les Bibaud
Mais le docteur n'acheva point. Sa voix
8'était éteinte dans un pénible sanglot.
Et dans une poignée de main, soumise)
abandonnée, qui demandait grâce et où
se sentait une volonté ébranlée, presque
vaincue, Tabbé s'imagina reconnaître la
capitulation de son vieil ami, toute voisine.
XYII
DEUX AMOUES
— Bon, comme ça, Madeleine, appuyez
bien la tête... Si vous dormiez un peu ?...
je resterais auprès de vous à vous sur-
veiller...
— Non, François... Je me sens plus
forte, il me semble, ce matin... C'est ce
beau soleil qui me réchauffe et me ravive. . .
324 Les Ribaud
Comme c'est bon le soleil, hein ?... Tire
les rideaux que je le voie, que je le regarde
encore.
Et Madeleine, se soulevant du coude,
caressa longuement de son regard pour en
garder une éternelle vision les vagues
vertes et flottantes du Eichelieu, les
grands arbres décharnés à la brise de
cette fin de novembre, quelques feuilles
mortes encore suspendues aux branches,
des petits gamins, leurs sacs d'écolier
aux dos, qui cueillaient là-bas des noix
tardives, et plus à droite... elle chercha,
pencha la tête pour mieux voir... les
murs grisâtres du Fort.
Le Port... oui, c'est lui surtout qu'elle
désirait revoir, pour refaii-e dans son
esprit, la faire revivre avec plus de vérité
encore, une scène qu'elle évoquait tendre-
ment en elle-même.
Les Rihaud 325
Mais elle en ressentit un frisson si
glacé qui agita toute sa personne qu'elle
se laissa retomber sur son lit en refoulant
une larme aux fond de ses veux. Elle
resta longtemps rêveuse.
Tout à coup :
— Tiens,... mon gros journal, soupira-t-
elle, en apercevant, encore sur son secré-
taire, son cahier abandonné à toutes les
indiscrétions... Mon Dieu ! Papa ne Ta
point vu, François ?
— Non, mademoiselle, personne...
— C'est bon, donne-le moi, que j'en re-
lise quelques feuillets... Ça me fera peut-
être du bien.
— Non, ça vous fera plutôt du mal,
Madeleine.
— Tu crois, François ?... Qu'importe
une souffrance de plus.
Et, de son doigt fin et amaigri, humide
326 Les Eibaud
de salive pour mieux faire glisser les
pages, elle fouille ; elle jette un regard
tantôt indifférent, tantôt attristé sur la
feuille qu'elle retourne avec effort ; elle
murmure des dates : ah !... et elle relut...
Mais bientôt épuisée, tremblante, elle
laissa échapper, de ses mains frémissantes,
le vieux journal de sa vie.
— Tu as raison, François... Quelle dif-
férence il y a dans ce cahier vu d'aujour-
d'hui et vu d'hier... Il n'y a plus rien qui
me fasse du bien maintenant, ajouta-t-
elle tout bas.
— Cependant, Madeleine... si vous sa-
viez... peut-être...
— Oh ! non, François... Begarde-moi
donc comme je suis faible... comme je suis
amaigrie... Elle s'arrêta pour respirer :
Y at-ii longtemps que je suis malade ?
François, agité, comme refoulant en lui
Les Rihaud 327
un aveu prêt à éclater, baissa simplement
la tête, sans répondre.
De nouvelles questions parurent flotter
sur les lèvres de Madeleine, mais n'osant
pas les faire, elle ferma lentement,
doucement, ses paupières comme dans un
renoncement de tout son être.
Au même instant, le docteur Kibaud
poussait la porte sans bruit et entrait.
Depuis la veille qu'il avait appris
l'existence de Percival, une lutte terrible,
sans relâche, se livrait constamment dans
son âme. C'était des allées et venues
inconscientes, des dialogues muets qu'il
tenait seul, des interrogations, des ré-
flexions qu'il se faisait.
Un moment assis, puis bientôt debout il
se promenait sans but. Et à tout instant,
par la porte légèrement entrebâillée, dis-
crètement, il entrait dans la chambre de
328 Les Rihaud
Madeleine, se jetait sans bruit sur un
fauteuil et restait longtemps à songer.
D'autres fois il lui parlait et c'était
des phrases tourmentées qu'il lui disait,
des mots de pitié entremêlés de questions
suggestives : Te sens-tu plus forte, Made-
leine ?... oui, n'est-ce pas... tu es mieux ?...
Je t'aime bien, va... dis que tu m'aimes
toi aussi... Tu es mieux, hein ?... dis moi
aussi que tu es mieux.
Et quand Madeleine répondait : oui,
papa. . . je me sens mieux, il contredisait
tout de suite :
— Non, pauvre Madeleine, tu souffres
encore ; tu me trompes...
£t il reprenait ses courses affolées à
travers les pièces de l'appartement.
Ah ! de ses sentiments d'orgueil, d'anti-
pathie, d'inimitié, il n'en restait plus rien
dans son âme écrasée et souffrante. Sa
Les Ribaud 329
conscience lui avait fait subir un interro-
gatoire terrible et il en était sorti épou-
vanté.
Oui, une seule pensée le préoccupait
maintenant : sauver sa fille. Mais, grand
Dieu I au prix de quel effondrement de tous
ses calculs, de tous ses plus intimes senti-
ments. Il n*ose pas y arrêter son esprit.
Il prend des détours, des tangentes
fausses et mensongères pour mettre la
raison de son côté et se dérober ainsi à ce
malaise cuisant qui le harcèle comme un
aiguillon de fer rougi au feu.
Puis, quand à bout de volonté, il sent la
défaite, la soumission toute proche, le
souvenir de Gabriel qu'il évoque vient,
comme un ressort caché, le retenir encore.
Mais en passant de nouveau, un peu
plus tard, rasant les portes, le cou tendu,
il en tendit, au milieu de paroles chuchotées,
29
330 Les Rihaud
la voix de Madeleine qui murmurait
comme un soupir :
— Non... non... c'est pour me troiïiper
que vous me dites cela...
Le docteur poussa fiévreusement la
porte, un serrement d'angoisse au cœur : . . .
Est-ce encore du délire ?... Il entra.
Non, ce n'était pas du délire.
C'est que le vieux curé Michaudin, sans
l'avertir, s'était fait conduire tout droit à
la chambre de Madeleine ; il s'était assis
auprès d'elle et il lui pai'lait
Bibaud devint tout honteux en sa pré-
sence, il sentit une espèce de défiance,
presque de reniement, dans cette arrivée
muette de son vieil ami. Il leva à peine
les yeux sur lui et s' adressant à sa fille :
— Tu n'es pas plus mal, n'est-ce pas ?
— Non... père,... je vais mieux...
Il prit un verre sur la table.
Les Eibaud 331
— Tiens, si tu prenais un peu de cette
potion, ça te ferait tant de bien, il me
semble... essaie...
— Oh !... non... père... c*est inutile ;
tu vois bien que je vais mieux... regarde,
et elle fit un effort pour ébaucher un
sourire où tout sonnait faux.
— Dieu ! que tu es bonne, toi.
— Mais toi aussi, tu es bon, père.
Il ne put réprimer un ressaut de toute
sa poitrine. Cette réponse, si douce, si
naïve, si caressante dans la bouche de
Madeleine, venait de le brûler jusque
dans les moelles ; c'était un abîme qu'elle
ouvrait devant lui cette phrase toute
pleine de suave résignation sans même
une ombre de reproche : Toi aussi, tu es
bon, père.
Il se pencha sur elle, la baisa au front
longuement, comme pour en garder une
332 Leè Ribaud
traînée de tendresses et d'amour qui le
soutiendrait, et sans ajouter un mot, pré-
cipitamment, il sortit.
— Quand je te dis, Madeleine, qu'il vit, . . .
et que tu vivras toi aussi.
C'était le curé qui tout de suite avait
repris.
— Si c'était vrai... oh 1... Et Madeleine
avait esquissé ce sourire de malade si
charmant, si bon, si rayonnant, un de ces
sourires comme en ont les phtisiques à
qui l'on dit menteusement d'espérer et
qui ne s'oublie jamais.
— J'ai tant prié, va ; je n'ai demandé
que ça, rien que ça à Dieu en retour de
ma vie olBferte, Crois-tu qu'il pouvait me
refuser, moi qui lui ai tout donné, tout
sacrifié ? Puisque sous son regard, devant
son petit autel, en son nom presque, je
Les Rihaud 333
t'ai dit, je t'ai commandé : Aime-le, est-ce
qu'il pouvait me désavouer ?
— Si c'était vrai, répétait Madeleine...
si c'était vrai... Et pourtant...
Mais pendant ce temps-là, un homme,
frôlant des coudes les murs et les clôtures
blanchies, va à travers les nyss, indifférent
à tout, sans reconnaître personne, avec le
regard vague et stupéfié d'un somnam-
bule. A chaque pas qu'il fait, il lui
monte de la poitrine des soupira de bûche-
ron à la tâche.
Qui il est ? Le docteur Eibaud.
Où va-t-il ainsi ? Au Fort.
Oui, au Fort, tendre la main àPercival
et lui crier dans son désespoir humilié :
puisque Madeleine se meurt à cause de
vous, sauvez-la donc alors.
Pour s'expliquer la possibilité d'une
telle démarche de la part du docteur
334 Les Bibaud
Eibaud, il faut d'abord comprendre la
force de ce sentiment, Tamour paternel.
Eien ne lui résiste et le dernier des misé-
rables, celui qui égorgerait sa mère,
devient doux et rampant dès qu'il s'agit
de son enfant.
Et il avance ainsi, son chapeau sur les
yeux, hésitant et honteux comme un cri-
minel.
Pour ne pas reculer, ne pas retourner
chez lui dans un mouvement de révolte
de tout son orgueil, il se répète cens.
tamment cette phrase où Madeleine a mis
toute la musique si douce, si caressante de
sa voix : Toi aussi tu es bon, père. En
même temps, il se représente celle-ci, pftle^
amaigrie et ce tableau le soutient et le
raffermit dans sa résolution.
11 aperçoit maintenant le Fort tout
près de lui ; mais au même moment le
Les Mihaud 335
coup de canon de midi retentit avec un
bruit de provocation insolente. Il s'arrête
effaré, comme s'il eut reçu le boulet en
pleine poitrine et sa double fierté de Fran-
çais et de patriote se réveille.
Le fracas de la détonation qui gronde
autour de lui en échos bondissants ravive
son vieil orgueil de race, ses oreilles
bourdonnent, le vertige le roule dans un
nuage où il entend tout son passé d'hon-
neur indomptable et rigide lui crier des
apostrophes qui Técrasent et le clouent
sur place.
D'une main il se cramponne à un arbre
du trottoir, de l'autre, un instant brandie
dans un geste de défi et de mépris vers le
Fort, Il appuie son front baissé. 11 parle
et on l'entend qui se dit, toute son ardeur
passionnée dans la voix : je n'irai pas,
non, je n'irai pas.
336 Les Rihaud
Mais à la même minute, succédant aux
grondements du canon qui venaient sou-
dainement de ressusciter toutes ses colères
et ses rancœurs, un autre son le frappe
un son doux et tendre, ne rampant pas
celui-là sourdement au fond des ravins,
dans les coins obscurs des bois, mais pla-
nant, léger et caressant comme un pardon,
dans le ciel pur, c'est celui de la cloche de
son village.
Oh ! alors une réaction nouvelle se &it
à chaque volée de Tangelus. C'est à
présent la détente. Ce tintement l'im-
pressionne comme s'il eut entendu le glas
de sa fille.
Il revoit Madeleine, il entend sa voix, il
lit le reproche écrit dans la figure de Tabbé
Michaudin, et, déjà gagné, emporté de
nouveau par son amour de père plus fort
que tout, il détache péniblement ses mains
Les Ribaud 337
de Tarbre où il s'était appuyé, et, haletant,
la tête en déroute, sentant des oscillations
dans le trottoir, il reprend son chemin.
Il s'engage sur le terrain en pente qui
mène au Fort. A Tavance, il roule dans
son esprit des phrases,... il les change, en
choisit quelques-unes violentes et fières,
qu'il remplace tout de suite par d'autres
plus soumises, plus humbles où il implore
le ealut de Madeleine.
Le docteur Ribaud est bien vaincu cette
fois.
Mais, justement comme celui-ci s'en-
gouifre sous la voussure qui encadre l'im-
mense porte du Fort, Percival Smith,
Percival lui-même, pareillement agité,
également aiguillonné par son cœur, tra-
verse en sens contraire les rues du village
de Chambly, Mais chez lui, pas d'hésita-
tion, pas de lenteur ; il va automatique-
338 Les Rihaud
ment, dans un élancement violent, presque
sauvage de sa volonté et de son amour.
Sa démarche est ferme, décidée, malgré
la fièvre qui le brûle et Tétourdit, et une
pensée fixe où se traduit tout Temporte-
ment nerveux d'une résolution énergique
s'accuse nettement chez lui aux plis
creusés de son front.
Il a reçu, sans savoir d'où ni comment,
ce simple mot sur une carte : Madeleine ;
rien que ça : Madeleine. Mais à travers
le papier, il y lit un appel éperdu de
détresse. Sans peur, bravant toutes les
colères, décidé à toutes les audaces, résigné
à toutes les insultes, il accourt vers elle...
Car Madeleine... c'est sa fiancée devant
Dieu, devant sa conscience.
Il entend les battements désordonnés de
son cœur dès qu'il entrevoit parmi les
arbres certaines fenêtres, si mornes, si
Les Ribaud 339
tristes à voir à présent, dernièrement si
gaies, où du Fort, il puisait à chaque
instant du jour, de son regard projeté,
tout le baume enivrant qui avait adouci
sa vie do soldat.
Tout à coup, une pensée horrible le
suifoque et le crispe affreusement : Si elle
était morte.
Emporté, comme affolé par sa crainte et
son amour, il atteint la maison du docteur
Ribaud, il on escalade le perron, il frappe,
il ouvre...
François est là.
— Madeleine, crie-t-il, pendant que son
regard inquiet, effaré, bouleversé, fouille,
plonge à travers les portes ouvertes...
Madeleine, où est-elle ?... Je veux lavoir.
Et son œil supplie et menace à la fois.
— Là, dit simplement François en poin-
tant sa main en haut.
340 Les Bihaud
— Conduisez- moi,... jo veux la voir,
repéta-t-il, avec un ton d'angoisse et de
commandement.
Le vieux François songea un moment,
puis, le doigt sur les lèvres :
— Venez, lui dit-il tout à coup, et, sur la
pointe des pieds, grimpant les marches
de Tescalier, il entr'ouvrit la. porte et
brusquement le poussa dans la chambre
de Madeleine. L'abbé Michaudin y était
encore ; il priait maintenant.
Alors, un cri de surprise extrême re-
tentit ; un de ces cris isolés, détachés, que
l'on entend ou que l'on pousse parfois
dans les nuits de rêve :
— Percival I
Et Madeleine, subitement transformée,
transfigurée comme dans une assomption
de vierge, retrouvant sa force dans son
émotion, dans ce bonheur si soudain, si
Les Rihaud 341
imprévu qui Tassaillait, 8*était redressée
toute droite dans son lit.
Elle tendit instinctivement ses mains
comme pour une imploration de prière :
Percival ! répéta-t-elle de nouveau et elle
eut un geste vite réprimé de caressante
étreinte.
— Madeleine,... Madeleine,... lui souflSa
doucement la voix do Percival.
Elle le regarda tendrement,rexaminant,
comme en doute :
— Oui, c'est bien toi, dit-elle.
Puis ayant tourné un instant, vers le
vieux curé tout ému, assis immobile
auprès d'elle, ses pauvres grands yeux
bleus tout débordants do larmes, pour lui
bien faire comprendre et sa reconnais-
sance et son bonheur, elle se jeta sur son
lit, la tête cachée dans son oreiller.
Une violente agitation d'âme les boule-
342 Les Bibaud
versait intimement, bien que différem-
ment, tous les trois, et silencieux, le
regard voilé, retenant même leur respira-
tion, ils restèrent longtemps, bien long-
temps, sans souffler un mot, dans le
calme morne de la chambre.
A ses épaules secouées, on reconnaît
que Madeleine pleure ; mais quelles
bonnes larmes elle répand, quelles larmes
ineffables qui lavent, qu'elle boit et qu'elle
bénit.
A la fin, Percival s'approcha d'elle :
Va, ne pleure pas, Madeleine.
Mais une voix grave, adoucie et cassée
par l'émotion, avait repris auprès de lui :
Non, ne pleure plus, pauvre Madeleine.
C'était le docteur Bibaud qui apprenant
de la sentinelle le départ de Percival était
tout de suite revenu à grands pas auprès
de sa fille.
Lés Ribaud 343
Son attitude digne indiquait la mo-
deste sérénité des suprêmes résolutions.
Il n'avait trahi aucun mouvement de
surprise ou de dépit ; sa figure solennelle
paraissait plutôt réjouie et rayonnante.
A bout de forces, tout à son cœur de
père maintenant, il saisit, dans un geste
résigné et sublime de renoncement, la
main de Percival dans la sienne, et, l'en-
traînant aux côtés de Madeleine, au de-
vant de son vieil ami :
— Eh ! bien, bénis les donc, Michaudin...
Nous serons un de plus pour pleurer
Gabriel.
Puis, las de lutter, se jetant à genoux,
il posa sa tête blanche sur l'épaule de sa
fille, leurs cheveux mêlés, toute sa large
stature secouée par les sanglots, et il lui
murmura dans la chaleur confondue de
leurs respirations :
344 Les Bihaud
— Dis-le moi, maintenant, que je suis
bon.
Et Madeleine, plongeant ses doigts fins
dans les cheveux de son père, lui répéta
comme dans une gâterie de mère pour son
enfant :
— Oh ! oui père, comme tu es bon.
XVIII
JOUENAL DE MADELEINE
2 mai 38.
Quand je me reporte à une certaine
visite faite l'automne dernier à Téglise de
mon village, quand je me revois écrasée
dans une banquette sous le poids de mon
amour découragé, je me rappelle Taspect
de morne vétusté, de navrante tristesse
que m'offraient alors les murs dépolis, les
30
346 Les Rihaud
grands saints ankylosés dos tableaux, les
voûtes et les colonnettcs dédorées.
Mais au matin do ce joyeux jour dont
chaque heuro résonne encore dans mon
cœur, l'ai-jo trouvé gentille et coquette un
peu la petite église do mon vieux curé I
J'étais si délicieusement impressionnée,
en y arrivant au bras de mon père, que je
n*ai rien vu de ses lézardes, de son mor-
tier effrité, do ses pierres détachées et
branlantes.
Je n'ai remarqué que des fleurs, des
cierges allumés et scintillants partout, les
buéos do l'encens, un grand tapis rouge
qui étendait dos étoiles multicolores sous
mes pieds. Partout dos visages joyeux et
amis tournés vers moi et à chaque niohe
collée aux murs do bonnes vieilles têtes
de saints do tous les temps et de toutes les
races, — St-Paul, St-Patrice, St-Jean, St-
Les Rihaud 34Ï
Pierre, — qui riaient et frateroisaient dans
leur allégresse, comme Percival et moi
dans notre bonheur.
Puis, pour m'étourdir encore davantage,
des flots harmonieux de marche nup-
tiale, des volées éclatantes de cloche
qui remplissaient toute Téglise et lui
donnaient des allures de septième ciel.
Il y avait bien encore un autre saint, —
vivant celui-là — mon vieux curé, qui me
parut, malgé sa figure grave et la solennité
de sa mission, se mordre les lèvres, quand
il m'a demandé : Prenez-vous pour époux
ce grand vilain capitaine qui est là à ge-
noux à vos côtés.
Il me semble même qu'il y a mis un
petit ton moqueur qui signifiait : Tu
comprends, Madeleine, je te demande ça
parce que c'est la coutume ; je sais bien
que tu vas me répondre tout de suite : oui.
348 Les Rihaud
Et qu'il avait, ma foi, mon Dieu, bien
raison, mon bon curé !
Ensuite, il m'a débite des phrases latines
qui m'embrouillèrent totalement et m'en-
traînèrent dans un monde fantastique où
les statues, les assistants, les enfants de
chœur avec leurs surplis blancs, les saints
des niches me parurent comme trans-
formés tout à coup en personnages de cire.
Jusqu'à mon fidèle François, dont je
voyais distraitement la barbe blanche
épousseter le rebord du jubé, qui me
sembla aussi soudainement transfiguré.
C'était une étrange émotion qui me
berçait.
Peut-ôtre étaisje déjà consciente de la
solennité de cette minute qui venait de
confondre nos existences et nous river
éternellement l'un à l'autre, Percival et
moi !
Les Bibaud 349
Je ne revins complètement à la réalité
que dans la sacristie, quand je vis mon
père, avec un sourire plein de suave
bonté, tendre la main à mon mari.
Là j*ai vu que j'étais vraiment femme.
C'était de la part de mon père la con-
firmation pleine et entière de la bénédic-
tion de mon mariage par Dieu.
Oh ! cette franche poignée de main
échangée entre eux, quellejoyeuse et con-
solante impression j'en ai reçue.
Quelle ratification complète de notre
amour j'y ai vue. Car j'ai compris que
cette main tendue signifiait maintenant :
l'oubli, le pardon, l'affection vraie, la sin-
cère sympathie.
350 Les Rihaud
20 mal 38
Comme elle a flambé !...
Oui, brûle, lui ai-jo dit, et, du bout de
ma plume, je la piquais, je la retournais
pour que le feu la léchât mieux et plus
vite.
Puis en tendant les lèvres, à pleins
poumons, j'ai soufflé très fort sur les
restes pulvérisés, afin de les chasser à
tous les vents et n'en rien laisser de leurs
cendres et de leurs poussières de cendre.
Elle en contenait tant aussi de sombres
et lugubres désespérances, de tristesses
alors crues sans retour, cette page, — écrite
un jour de cruel découragement,— que je
viens d'arracher à mon journal et dont il
m'a fait tant plaisir de suivre des yeux les
contorsions sur la flamme.
Un instant, j'ai vu avec terreur les mots
Les Bibaud 351
de désespoir et d'abattement, la date — 25
novembre 37, — tout ce que j'y avais tracé,
se dessiner en lettres sinistres, que je pou-
vais lire encore sur le fond carbonisé du
papier. Mais bientôt tout s'est effacé et
confondu dans un nuage aussi sombre
que mes pensées d'alors.
Ainsi, ne t'inquiète pas, mon gros cahier,
si tu me vois les yeux rougis, c'est la
fumée qui me fait pleurer. Car mainte-
nant, oh ! c'est le réveil, c'est la vie, c'est
la gaieté, ce sont les accords ineffables de
l'amour et du bonheur ; c'est l'ivresse
folle, débordante, qui court dans mes
veines.
Plus d'abîmes entr'ouverts sous mes
pieds ; mais une main qui se tend vers
moi, un bras qui me soutient, m'entoure
et me protège.
A travers ce concert de joie et d'amour
352 Les Eibaud
qui berce maintenant mon esprit, pouvais-
je permettre à cette page de continuer à
jeter constamment sa note douloureuse
et découragée ?
2 juillet 38.
J'ai retenu cette parole de mon père :
Eh ! bien, nous serons un de plus pour
pleurer Gabriel.
Et aujourd'hui, Percival m'a accompa-
gnée dans mon pèlerinage annuel à la
tombe do ce cher petit frère.
En route, je me suis fait raconter tous
les incidents de ce drame affreux qui
l'avait si brusquement enlevé à notre
affection. C'est avec une émotion encore
vibrante qu'il m'en a répété chacun des
détails : Ce pauvre Gabriel foudroyé à la
première balle ; mon père, affolé de dou-
Les Rihaud 353
leur et de colèrese précipitant au même mo •
ment sur la scène ; Tabbé Michaudin com-
plètement atterréj Percival lui-même, bien
que témoin advei'se, empoigné jusqu'aux
larmes en face do cet héroïque enfant,
tout à l'heure la jeunesse et la vie, déjà
cadavre, qui venait avec tant de grandeur
d'âme sacrifier les illusions de ses vingt
ans à ce qu'ils appellent l'honneur.
L'honneur, mot terrible et sauvage dont
on couvre les tragédies semblables, mais
qui ne les expliquera jamais à mon cœur
de femme.
Percival s'est agenouillé à côté de moi
sur le gazon reverdi et j'ai senti alors que
nous ne faisions vraiment plus qu'un et
que c'était bien son frère qu'il pleurait lui
aussi.
Il m'a semblé qu'il me pardonnait, qu'il
m'approuvait maintenant mon pauvre
31
354 Les Rihaud
Gabriel, et qu'il se rdjouissait en luî-mômo
dans son ciel de ce que l'exemple de sa
mort, do son dévouement et de son cou^
rage avait pu arracher des larmes d'ad-
miration et do regret même à ses adver-
saires.
Puis, Percival s'est levé et il m'a dît :
— J'ai une autre tombe à visiter. Elle re-
couvre quoiqu'un qui s'y est volontaire-
ment couché à ma place et qui a ainsi
payé de sa vie, tout, tout mon bonheur...
Comprends-tu Madeleine ?...
Alors, sans répondre, j'ai détaché une
fleur de colles do Gabriel et j'ai suivi
Percival à la tombe do ArchieLovell
Fin.
TA.B31.E
I. A '' La Huronne " 1
II. Un duel 19
III. Bal chez le seigneur de Rou ville ... 37
IV. Journal de Madeleine 59
V. Des vieux amis 85
VI. Journal de Madeleine 98
VII. La chanson du fou 124
VIII. Pour la liberté 149
IX. '' Aime-le, Madeleine " 165
X. Au Fort 18G
XI. Deux patriotes 214
XII. Deux patriotes (5Wî7e) 234
XIII. Journal de Madeleine 255
XIV. Retour des soldats 270
XV. Angoisses et douleurs 291
XVI. Docteur et curé 30(5
XVII. Deux amours 323
XVIII. Journal do Madeleine 345
ACHBvé d'imprimer
LE VINGT-SIX JUILLET MIL HUIT CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUIT
PAB
ËUKÈRK SENEGAL A CIB
20 HUE ST-VINCENT, MONTRÉAL